© Maeterlinck M., 1935
Source: M.Maeterlinck. Oevres II. Théâtre. Tome 2. Bruxelles: Editions complex, 1999. P.: 556-662.
OCR & Spellcheck: Aerius (ae-lib.org.ua), 2004
C'est la dernière princesse que Maeterlinck prend pour héroïne - quarante-six ans après La Princesse Maleine, qui le fit entrer en littérature. Le titre est significatif d'autant que la pièce est dédiée à ces princesses, les Maleine, Mélisande, Sélysette, qui ont hanté son imaginaire - et à Renée Dahon, sa femme, interprète de la Princesse Isabelle. La pièce fut représentée pour la première fois sur la scène du Théâtre de la Renaissance-Cora, le 8 octobre 1935.
Nuance - cette princesse n'est princesse que dans ses rêves où elle se croit l'archiduchesse Isabelle, fille d'un roi qui régnait jadis sur l'Espagne. Car Isabelle n'a pas toute sa raison, elle est aliénée mentale. On s'interroge. Distance, ironie, dérision? Renée Dahon n'est-elle pas pourtant l'incarnation de ses rêves? Ce qu'il n'a pu réaliser dans le personnage d'Aglavaine conçu pour Georgette Leblanc et qui lui a échappé, il y atteint avec la princesse Isabelle, la folie aidant, une folie inoffensive au demeurant.
Dans Devant Dieu (1937) publié deux ans après La Princesse Isabelle, on apprend que Maeterlinck, à l'époque où il écrivait la pièce, visita Gheel, le village de la Campine flamande entre Anvers et Bruxelles qui depuis le XIVe siècle hébergeait trois ou quatre mille invalides de la raison vivant en famille avec les habitants:
«Tandis que je m'occupais de La Princesse Isabelle, j'eus la chance d'y rencontrer un certain nombre de déséquilibrés qui ne purent trouver place dans la pièce que leurs frères et leurs sœurs qui "travaillaient" du chapeau, du béret, de la casquette, de la toque ou de la capeline, encombraient déjà. Je leur donne asile dans ces quelques pages, d'où ils s'évaderont quand ils seront guéris. » (1) [557]
On a tout lieu de penser que cette rencontre avec les aliénés a joué un rôle dans l'inspiration de la pièce, à laquelle Gheel a fourni au moins son cadre local et son contexte. Dans le premier tableau,
Maeterlinck imagine un reporter envoyé par le quotidien Le Soir pour «faire un papier sur Gheel». Message crypté sans doute, qui bute sur l'incompréhension du public: le drame quitta l'affiche après quelques jours et ne reparut plus. Léon Daudet dans L'Action française a. vu dans la pièce le «summum» de l'art de Maeterlinck, «l'apogée de son génie, l'amour grandissant les phantasmes des imaginations trop ardentes... » II complétait son article ainsi: «l'événement [...] n'était pas seulement la pièce elle-même, apogée du génie de l'auteur, ni son éblouissante et sagace mise en scène, [...] mais aussi et surtout la révélation d'une grande comédienne, laquelle n'est autre que Madame Renée Maeterlinck.
L'auteur de La Princesse Maleine, de Mélisande, de Sélysette, de
Monna Vanna et de tant de délicieuses figures entre del et terre, a trouvé l'interprète complète de sa pensée et de son rêve. »(2)
La Princesse Isabelle, non moins énigmatique que ne le sont Les
Sept Princesses, mérite toute l'attention du lecteur. Maeterlinck a retrouvé, à la fin de sa carrière, le climat du conte qu'il utilise une fois encore comme message, compte tenu de l'indétermination qui lui est coutumière.
P. G.
NOTES
1. Maurice MAETERLINCK, Devant Dieu, Paris, Fasquelle, 1937.
2 Cité d'après Alex PASQUIER, Maurice Maeterlinck, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1963, p. 269.
à Maleine
à Mélisande
à Sélysette
à Isabelle
à toutes c'est-à-dire à toi
MAETERLINCK
LA PRINCESSE ISABELLE
LE DOCTEUR
MARCUS, bourgmestre de Gheel
LE MÉDECIN
CHEF L'INTERNE
GABRIEL
M. VAN CLYTE
Mme VAN CLYTE
LE CURÉ
LE PÈRE CLAUS
LA MÈRE CLAUS
Ivo, leur fils
LA MERCIÈRE
LE REPORTER
MAÎTRE PERPLEXE, forgeron
L'ÉTUDIANT
LES PATRONS
LE MATHÉMATICIEN
LE DANSEUR MONDAIN
L'HOMME AU CLAIRON
L'HOMME À LA SERVIETTE
Mme MICHAUD
LA PORTUGAISE
LA PETITE SISKA
LE SACRISTAIN
L'EX-FOSSOYEUR
L'OURS ALIÉNÉS
Chez le bourgmestre
Le bourgmestre est très grand et très gros. Il a chaud et essuie fréquemment son large visage et son triple menton. Le reporter est petit et fluet.
LE REPORTER
Monsieur le bourgmestre, je suis envoyé par Le Soir afin de compléter ou de rectifier au besoin l'entrefilet publié hier, au sujet de l'accident arrivé au nommé François Vervoort.
LE BOURGMESTRE
Ce n'est pas grave. Vervoort est tombé d'une échelle. Il a une fracture du péroné. La fracture, sans complications, est déjà réduite ; et, dans quelques jours, Vervoort sera, sinon sur pied, du moins en pleine convalescence.
LE REPORTER
Oui. Mais on entoure l'accident de circonstances plus ou moins bizarres. On dit que la surveillance des aliénés n'est pas suffisante.
On affirme qu'à la suite d'une querelle ou d'un pari stupide, un autre aliéné aurait fait basculer l'échelle au moment où Vervoort y montait. On ajoute que des accidents de tout ordre arrivent assez fréquemment dans la colonie, et qu'il serait temps d'aviser...
LE BOURGMESTRE
Et l'on vous envoie faire un papier sur Gheel? Ne parlons pas de cet accident dénué de tout intérêt. Il s'agit simplement d'un ; échelon rompu. Vous verrez, vous interrogerez le blessé et tout cela 'i ne vous fournira pas vingt lignes de copie. Mais voulez-vous faire un bon papier sur Gheel, un papier sérieux qui apprenne quelque chose à ceux qui vous envoient? [560]
LE REPORTER
Je ne demande pas mieux.
LE BOURGMESTRE
II faudrait périodiquement rappeler aux lecteurs des journaux ce que c'est que Gheel. Bien que notre patelin ne soit qu'à soixante-dix kilomètres de Bruxelles, ils en parlent comme s'il s'agissait d'une colonie fabuleuse, d'une ville en démence où se débattent des fous furieux, dans une sorte de carnaval perpétuel. La vérité est tout autre. Gheel est la petite ville la plus tranquille, la plus paisible qu'on puisse imaginer. Elle compte dix-huit mille habitants. De ces dix-huit mille, trois mille cinq cents sont officiellement aliénés.
LE REPORTER
C'est beaucoup.
LE BOURGMESTRE
La proportion est à peu près la même qu'à Bruxelles.
LE REPORTER
Je ne le dirai pas aux Bruxellois.
LE BOURGMESTRE
Pourquoi pas? La seule différence c'est qu'à Bruxelles, comme dans les autres villes, ce sont des aliénés latents, des aliénés en puissance, en expectative, ou en sommeil, des aliénés refoulés, des aliénés qui gardent jusqu'à un certain point, jusqu'à certaines manifestations, le contrôle d'eux-mêmes ; au lieu qu'ici nous avons des aliénés qui, parfois momentanément, parfois définitivement, perdent ce contrôle. La ligne de démarcation n'est pas toujours très nette ; et les psychiatres les plus expérimentés s'y trompent de temps en temps.
LE REPORTER
Mais comment ces trois mille cinq cents aliénés s'entendentils avec ceux qui sont sains d'esprit? [561]
LE BOURGMESTRE
Comme s'ils étaient frères et sœurs. Il y a ici une tradition, un entraînement atavique très particuliers. Vous savez que déjà, au trei-zième siècle, notre petite ville s'intéressait aux aliénés. Alors que partout on enfermait les fous, qu'on les maltraitait, qu'on les fustigeait, qu'on les exorcisait, qu'on les croyait possédés du démon, qu'on les enchaînait dans des culs de basse-fosse où ils périssaient dans l'ordure, ici, pourvu qu'ils ne fussent pas furieux ou méchants, on les accueillait amicalement, comme des égaux et des collaborateurs. Ils travaillaient avec leurs patrons, dans les champs et dans les petits ateliers familiaux. Il en est encore de même aujourd'hui. À fréquenter ainsi les malades du cerveau, à cohabiter, depuis près de six cents ans, avec les déshérités de l'esprit, mes concitoyens ont acquis une sorte d'expérience, de doigté héréditaire. Pour nous, sa lubie, sa fêlure mise à part et toujours respectée, l'aliéné le plus incontestable n'est pas plus désagréable qu'un autre homme.
LE REPORTER
Et vous n'avez jamais d'accidents, de violences, de rixes, d'in-cendies plus ou moins volontaires, de rébellions, de suicides, en un mot de faits divers spéciaux?
LE BOURGMESTRE
À peu près comme ailleurs. Il est certain que tout aliéné, même quand il semble guéri, peut avoir une crise, plus ou moins dangereuse. Mais ils sont surveillés et mes concitoyens s'y connaissent à merveille. Du reste, nous sommes très prudents. N'entre pas qui veut. Les malades sont soigneusement filtrés avant d'être admis parmi nous.
LE REPORTER
On m'a dit que chaque ferme, chaque maison avait son aliéné ?
LE BOURGMESTRE
À peu près. La colonie est surtout agricole. L'aliéné laboure, sème, moissonne avec le patron de la ferme. Dans l'agglomération, il travaille avec le forgeron, le menuisier, le brasseur, le boulanger, le plombier... Se levant et ouvrant une fenêtre face au public. Voulez-vous [562] un exemple? Vous voyez l'homme sur le toit d'en face? C'est un couvreur. Il est gros et lourd et répare le toit dans des conditions qu'aucun ouvrier n'oserait accepter. Il est complètement fou et voilà dix ans que, dans le pays, il fait ce métier. Il travaille comme un somnambule. Il n'est jamais tombé, il ne tombera jamais parce qu'il n'a pas l'idée de tomber.
LE REPORTER
C'est curieux. Et en général, ils ne se plaignent pas? Ils ne se sentent pas prisonniers, ils ne sont pas malheureux?
LE BOURGMESTRE
À part quelques mélancoliques, l'aliéné est fort rarement malheureux. Il ne s'ennuie jamais. Il nourrit son idée, son idée le nourrit. Il a ce qui nous manque le plus, ce qu'était la foi dans le temps: un point fixe dans la vie. Il a une pensée dans laquelle il s'enferme, il s'y trouve à l'abri; au lieu que nous, nous sommes exposés à toutes les intempéries... Il faut le respecter et ne jamais en rire. Ce qu'il fait, nous le ferons peut-être un jour ; et ce qu'il est nous pouvons l'être demain...
LE REPORTER
II y a des guérisons ?
LE BOURGMESTRE
Cela dépend de la nature de la psychose. Il y en a qui sont incurables, d'autres qui, au bout de quelque temps, ne laissent plus de traces.
LE REPORTER
Et qui paie les frais?
LE BOURGMESTRE
Assez souvent la famille. Nous avons, en ce moment, neuf cents payants. Pour les autres, l'État, la province interviennent. Du reste, les frais ne sont pas élevés, cinq francs quarante à sept francs soixante-quinze par jour. Sept francs soixante-quinze, c'est le tarif des gâteux. Chaque pensionnaire gagne en somme sa vie. Il a son pécule dont il peut disposer. On ne lui donne pas d'argent, mais [563] des jetons qui n'ont cours que dans la commune, afin de pouvoir contrôler les dépenses et empêcher les abus.
On frappe à la porte. Entre un infirmier.
L'INFIRMIER
Monsieur le bourgmestre, on vous demande à l'infirmerie.
LE BOURGMESTRE
Vous voyez que je suis occupé... Est-ce urgent?
L'INFIRMIER
On le dit...
LE BOURGMESTRE
Bien, j'y vais... Au reporter. Excusez-moi je reviens tout de suite... Il sort.
L'INFIRMIER
Vous êtes journaliste ?
LE REPORTER
Oui.
L'INFIRMIER
Ne croyez pas ce qu'il vous dit.
LE REPORTER
Pourquoi ?
L'INFIRMIER
II croit que tout le monde est fou.
LE REPORTER
II ne m'a pas dit ça...
L'INFIRMIER
II vous le dira.
LE REPORTER
Pourquoi le dirait-il? [564]
L'INFIRMIER
Parce qu'il en est convaincu, c'est sa marotte. Il croit que nous sommes fous, mais, comme vous l'avez probablement constaté, c'est lui qui l'est. Je le sais d'autant mieux que c'est moi qui suis chargé de veiller sur lui et de l'empêcher de faire des bêtises. Il se croit directeur. On le laisse faire parce qu'il est inoffensif, mais je ne le perds jamais de vue. Il est en somme très raisonnable, seulement il ne faut pas le contrarier... Mais le voici qui rentre. Ne dites pas que je vous ai prévenu...
LE REPORTER
C'est entendu.
Rentre le bourgmestre.
LE BOURGMESTRE, a l'infirmier
Que fais-tu ici?
L'INFIRMIER
Rien, rien... Je causais avec monsieur... C'est lui qui m'a retenu... Je voulais vous suivre, mais il m'a prié de rester pour lui tenir compagnie. N'est-ce pas vrai, monsieur?
LE REPORTER
Heu... Heu... Oui, si vous voulez...
LE BOURGMESTRE, d l'infirmier
C'est bon... On a besoin de toi là-bas... Sort l'infirmier. Il vous a dit que je suis fou?...
LE REPORTER
Heu... Je ne sais pas au juste... Je n'ai pas fait attention... Il parlait un peu au hasard...
LE BOURGMESTRE
C'est sa marotte... Il est inoffensif. On le laisse faire parce qu'il ne fait de mal à personne. Mais il n'est propre à rien, c'est pourquoi nous l'employons ici... Utilisation des incompétences... [565]
LE REPORTER
II doit être parfois difficile de se faire une opinion...
LE BOURGMESTRE
A quel sujet?
LE REPORTER
Au sujet de l'état mental d'un inconnu...
LE BOURGMESTRE
Mais non, mais non, c'est beaucoup plus simple qu'on ne croit. Avec un peu d'habitude, de pratique, on y arrive très facilement et il est rare qu'on se trompe...
LE REPORTER
Et si l'on se trompe ?
LE BOURGMESTRE
On finit toujours par s'en apercevoir.
LE REPORTER
Évidemment... Mais les erreurs doivent être fort désagréables pour ceux qui en sont victimes.
LE BOURGMESTRE
Bien moins que pour nous...
LE REPORTER
Vous avez réponse à tout... Vous avez ici des fous de professions diverses ?
LE BOURGMESTRE
Je vous l'ai dit, la colonie est avant tout agricole. Mais nous avons des employés, de petits commerçants et même des intellectuels.
LE REPORTER
Vous n'avez pas de journalistes ? [566]
LE BOURGMESTRE
Pas pour le moment. Je le regrette, j'aurais été heureux de vous les présenter. Nous en avons eu deux. L'un des deux se croyait Gutenberg. Il est mort de sa mort naturelle. Il avait la manie de tailler des caractères d'imprimerie dans tous les bouts de bois qu'il trouvait. Il les avalait ensuite afin que le secret de son invention fût bien gardé. Ici, où les morceaux de bois abondent, ce régime indigeste lui fut fatal.
LE REPORTER
Et l'autre ?
LE BOURGMESTRE
L'autre était plus curieux: il s'imaginait que tout ce qu'il racontait dans son journal était la vérité et réellement arrivé...
LE REPORTER
Mais moi aussi... Du moins de temps en temps...
LE BOURGMESTRE . Il était incurable et devenait agressif... Nous avons dû nous en débarrasser comme nous avons pu...
LE REPORTER, assez inquiet
Comme vous avez pu?... Qu'est-ce à dire?
LE BOURGMESTRE
En le priant d'aller ailleurs.
LE REPORTER
Et lui rendant la liberté? Il devait être bien content...
LE BOURGMESTRE
Pas du tout. Il ne voulait pas s'en aller. Il a fallu, littéralement le mettre à la porte.
On frappe à la porte. Entre une religieuse qui vient parler à l'oreille du bourgmestre. [567]
LE BOURGMESTRE, au reporter
Je vous demande pardon. Je dois recevoir les parents d'une future pensionnaire auxquels j'ai donné rendez-vous. Si vous le désirez, vous pouvez du reste assister à l'entrevue, à condition de n'en point parler dans votre journal.
LE REPORTER
Entendu et promis. Je vous remercie. Il va s'asseoir à l'écart, dans un coin.
LE BOURGMESTRE
Faites entrer.
Précédés du curé de Tamise, entrent le père et la mère d'Isabelle.
LE CURÉ
Monsieur le bourgmestre, je vous présente M. et Mme Van Clyte, le père et la mère de la jeune fille qu'ils voudraient vous confier. Je suis l'oncle et le parrain de cette jeune fille dont l'état mental les inquiète depuis quelque temps.
LE BOURGMESTRE
Quel âge a-t-elle?
LE CURÉ
À peu près dix-huit ans, n'est-ce pas, madame Van Clyte ?
LA MÈRE
Elle aura dix-huit ans le jour de l'Assomption.
LE BOURGMESTRE
Elle ne vous a pas accompagnés?
LE CURÉ
Non, ses parents ont d'abord voulu vous voir, prendre votre avis et connaître les conditions.
LE BOURGMESTRE
Bon. Les conditions, nous en parlerons, quand nous connaîtrons mieux l'état, les exigences de la malade et les soins qu'elle réclame. [568]
LE PÈRE
Elle ne réclame rien du tout, monsieur le bourgmestre. Elle n'est pas exigeante, ce n'est pas une enfant gâtée et elle se contentera du régime des autres pensionnaires. J'ajoute que nous ne sommes pas riches...
LE BOURGMESTRE
Bien. Procédons avec ordre. Vous disiez donc, monsieur le curé que l'état mental de cette jeune fille inquiétait ses parents. De quelle façon se manifeste-t-il?
LE CURÉ
Isabelle, la jeune fille en question, a toujours été un peu bizarre, très gentille, innocente, très pure, très aimante, très obéissante, mais rêveuse, distraite, enfin pas comme les autres. Elle semblait vivre ailleurs, répondant à côté de la question, ayant toujours l'air de se réveiller brusquement, se comportant comme si elle n'était pas tout à fait de ce monde...
LE BOURGMESTRE
A-t-elle eu, dans son enfance, une maladie grave ? A-t-elle été victime d'un accident, fait une chute, par exemple ?
LE CURÉ
Elle a eu la fièvre scarlatine, comme beaucoup d'enfants, et une sorte de paratyphoïde, paraît-il...
LE BOURGMESTRE
Et comme hérédité, rien à signaler?
LE CURÉ
Le grand-père de M. Van Clyte a passé quelque temps dans un asile d'aliénés...
LE PÈRE
II n'était pas plus fou que vous et moi. Il buvait un peu trop le dimanche, comme tout le monde, voilà tout... [569]
LE BOURGMESTRE
Quelle était la nature des dernières manifestations qui vous ont inquiétés ?
LE PÈRE, au curé
Voulez-vous expliquer ? Vous ferez ça mieux que moi. Je ne parle pas mal quand il le faut, mais ma femme me dira de me taire.
LA MÈRE
Voyons, Auguste, laisse parler ton beau-frère...
LE PÈRE
Qu'est-ce que je vous disais ?
LE CURÉ
Les premières manifestations bizarres remontent à deux ans.
LE BOURGMESTRE
Parfait, entre quinze et seize ans: puberté. C'est une première explication. En quoi ces manifestations consistaient-elles?
LE CURÉ
Elle devenait de plus en plus lointaine, de plus en plus secrète... Nos paysans, vous le savez, parlent encore des archiducs Albert et Isabelle, comme ils parleraient de l'âge d'or, et son nom d'Isabelle l'a conduite en Espagne, où ses songes se sont égarés... Elle prétendait qu'un ange qui la visitait chaque nuit, lui avait affirmé qu'elle était fille d'un grand roi qui avait régné sur l'Espagne... Peu à peu, elle mêlait à cette histoire celle d'une vieille chanson flamande, du treizième ou quatorzième siècle, que vous connaissez évidemment, qui parle de deux enfants de roi qui ne pouvaient se rapprocher parce que l'eau qui les séparait était trop profonde. Tout cela était en somme assez inoffensif, et ses parents n'y auraient pas pris garde, si la question de l'eau trop profonde n'avait dangereusement empoisonné l'imagination de l'enfant. L'eau semblait irrésistiblement l'attirer. Vous savez qu'à Tamise, elle ne manque pas; et comme la maison de M. et Mme Van Clyte n'est pas loin de l'Escaut, déjà fort large à cet endroit, dès qu'Isabelle pouvait [570] s'échapper, on la trouvait au bord du fleuve, regardant fixement l'autre rive et lui tendant les bras, en disant qu'elle voyait l'enfant royal qui lui était destiné et qui lui faisait signe de la rejoindre, parce que lui ne pouvait sortir d'une tour où le tenaient enfermé ceux qui avaient usurpé le trône de son père. Tout ceci était encore acceptable, mais on se méfiait et deux fois de suite on la surprit qui entrait dans le fleuve comme si elle avait voulu le traverser. La dernière fois on arriva juste à temps pour la sauver ; car elle avait perdu pied et déjà le courant l'entraînait. Vous comprenez qu'il était urgent de prendre des mesures...
LE BOURGMESTRE
Évidemment, évidemment. Heureusement ici nous n'avons pas beaucoup d'eau. Il faut aller jusqu'au parc du château pour trouver un étang, mais comme on ne lui fera pas connaître, elle ne le découvrira pas et ne sera point tentée. Maintenant, monsieur et madame Van Clyte, si vous voulez savoir où séjournera et à qui vous allez confier votre fille, nous ferons un tour dans le village et, chemin faisant, nous pourrons compléter les explications.
La chapelle
Ils passent la porte et entrent dans une sorte de chapelle qui forme antichambre. La chapelle est blanchie à la chaux. Derrière une lourde grille de fer forgé, une jeune et jolie femme vêtue comme une religieuse leur tend à travers un guichet un petit pot de basilic en disant :
Que o Senhor vos envolva nos sens perfumes !
LE CURÉ
Que dit-elle ?
LE BOURGMESTRE
Que le Seigneur vous enveloppe de ses parfums ! [571]
LE CURÉ
Qu'est-ce que c'est?
LE BOURGMESTRE
C'est la sœur tourière, on l'appelle sœur Basilic. C'est une jeune Portugaise que sa famille nous a prié d'hospitaliser. Elle a perdu la raison à la suite d'un chagrin d'amour et a fait vœu d'offrir à tous ceux qui sortiraient de cette maison, un petit pot de basilic. Regardez, elle en a derrière elle une centaine rangés sur des rayons. Acceptez donc celui qu'elle vous présente. Ce sont des basilics du Portugal, plus petits et plus odorants que les nôtres.
LE CURÉ
Faut-il lui donner quelque chose?
LE BOURGMESTRE
Gardez-vous-en bien... Vous la feriez pleurer. Sa famille est très riche... Donnez-lui votre plus beau sourire et, pour la remercier, baisez le pot de basilic... Ici, il ne faut s'étonner de rien.
Ils passent successivement devant le guichet en emportant leur pot de basilic. A chaque pot qu'elle offre, la Portugaise répète:
« Que o Senhor vos envolva nos sens per fumes ! » Ils répondent :
«Merci, ma sœur» et baisent la touffe de basilic.
Devant la forge de maître Perplexe
Les personnages du tableau précédent sont dans la rue et s'arrêtent devant la forge du père Perplexe. Trois ouvriers et le père Perplexe, énorme et ventripotent, frappent à grands coups de marteau sur des barres de fer rougi que l'Ours plonge ensuite dans un baquet d'eau froide. Ivo tire la chaîne du soufflet. Ils chantent à pleine voix. [572]
Les forgerons
Les parions
Sont bons garçons,
Mais illavables,
Les mariniers
Et les noyés
Sont bien lavés
Mais insolvables...
LE BOURGMESTRE
J'ai une idée... Les parents d'Ivo, le grand diable qui tire la chaîne du soufflet, ont la plus jolie ferme du pays. Ce serait le séjour idéal pour votre fille. Mais je crois qu'ils sont absents en ce moment. Je vais le demander à leur fils... Appelant le forgeron. Maître Perplexe...
PERPLEXE, arrêtant le travail
Monsieur le bourgmestre ?...
LE BOURGMESTRE
Comment allez-vous?... Je vois que vous avez du travail...
PERPLEXE
Pour le moment, oui... J'ai à fournir trois cent cinquante crocs à viande pour les abattoirs d'Aerschot et de Louvain... Mais, après, je ne vois plus rien... Je suis perplexe, extrêmement perplexe...
LE BOURGMESTRE
Ne vous en faites pas, vous verrez que ça s'arrangera... Voulez-vous prier Ivo de venir me parler?
PERPLEXE
Hé!... Ivo, lâche ton soufflet. M. le bourgmestre désire te parler...
Ivo s'avance gauchement.
LE BOURGMESTRE
Bonjour, Ivo... [573]
IVO
Bonjour.
LE BOURGMESTRE
Tes parents sont à la ferme?
IVO
Oui.
LE BOURGMESTRE
Je les croyais absents...
IVO
Oui.
LE BOURGMESTRE
Mais ils sont revenus ?
IVO
Oui.
LE BOURGMESTRE
Où étaient-ils?
IVO
À la noce de ma cousine Mietje.
T.F BOURGMESTRE
Tu n'y étais pas ?
IVO
Non.
LE BOURGMESTRE
Pourquoi ?
IVO
Je n'étais pas invité.[574]
LE BOURGMESTRE
Pourquoi ?
IVO
Ils ne l'ont pas dit.
LE BOURGMESTRE
C'est bon, je te remercie... Nous allons chez eux... A Perplexe. C'est l'Ours que je vois là?
PERPLEXE
Oui, monsieur le directeur... Il refroidit les barres de fer.
LE BOURGMESTRE
Vous en êtes satisfait?
PERPLEXE
Heu...
LE BOURGMESTRE
II ne travaille pas?
PERPLEXE
Si, mais toujours de travers... Il ne comprend pas bien... Je suis perplexe, extrêmement perplexe...
LE BOURGMESTRE
II s'y mettra, vous verrez... Mais je ne veux pas interrompre plus longtemps votre travail. Adieu et merci...
Ils s'éloignent. Le travail et les chants reprennent.
Les forgerons,
Les parions,
Sont bons garçons,
Mais illavables.
Les mariniers
Et les noyés [575]
Sont bien lavés
Mais insolvables...
Le cabinet du médecin chef
Une grande table derrière laquelle se trouvent les sièges du médecin chef et de l'interne. Près de la table, un fauteuil. Quelques chaises. Appareils de laboratoire, etc.
LE MÉDECIN CHEF
Qui avons-nous aujourd'hui?
L'INTERNE GABRIEL
Une jeune fille de bonne famille. Isabelle Van Clyte, arrivée ce matin.
LE MÉDECIN
Vous l'avez vue?
L'INTERNE
Oui, en passant par le parloir.
LE MÉDECIN
Comment est-elle ?
L'INTERNE
Très gentille.
LE MÉDECIN
Elle est seule?
L'INTERNE
Non, elle est avec sa mère et sœur Béatrice qui lui sert de guide. [576]
LE MÉDECIN
Dites à sœur Béatrice de la faire entrer, mais que la mère reste au parloir. Nous l'appellerons si c'est nécessaire...
L'interne sort et rentre en faisant passer devant lui Isabelle et sœur Béatrice. Isabelle porte une colombe. L'interne va s'asseoir derrière la table, à côté du docteur.
LE MÉDECIN, se levant
Bonjour, mademoiselle...
ISABELLE
Bonjour, monsieur...
LE MÉDECIN
Ne soyez pas intimidée et veuillez prendre place dans ce fauteuil.
ISABELLE
J'aime mieux rester debout.
LE MÉDECIN
Comme vous voudrez... Veuillez vous rapprocher de la table...
Isabelle se rapproche et pose la colombe sur la table du docteur.
LE MÉDECIN
Qu'est-ce que cette bête?
ISABELLE
Elle n'est pas bête, monsieur... Ne lui dites pas ça... Elle comprend presque tout. C'est Virginie, la Colombe de l'Annonciation... C'est l'ange qui me l'a donnée... Elle l'accompagnait un soir qu'il entrait par la fenêtre...
LE MÉDECIN
Ah ! bien, très bien... Tout s'explique... Mais reprenez-la... Elle va renverser l'encrier... Continuons... Je sais que vous êtes une bonne petite fille, de très bonne famille, et je vous parle comme vous parlerait votre père. Voulez-vous me dire qui vous êtes ? [577]
ISABELLE
Mais vous dites que vous le savez.
LE MÉDECIN
Faites comme si je ne le savais pas et repondez à ma question.
ISABELLE
Je suis la princesse Isabelle.
LE MÉDECIN
Très bien, mais qu'est-ce que la princesse Isabelle ?
ISABELLE
C'est moi.
LE MÉDECIN
Pourquoi êtes-vous princesse?
ISABELLE
Pourquoi êtes-vous médecin?
LE MÉDECIN
Bien, bien, ne discutons pas; comprenez-moi bien, n'est-ce pas? Vous me comprenez bien ? Où êtes-vous née ?
ISABELLE
Chez mes parents.
LE MÉDECIN
Où vivaient-ils, vos parents ?
ISABELLE
Mes vrais parents?
LE MÉDECIN
Naturellement. En avez-vous d'autres? [578]
ISABELLE
Bien sûr. J'ai de vrais parents, et des parents qui ne sont pas vrais. Mais ceux qui ne sont pas vrais sont très bons.
LE MÉDECIN
Voyons, voyons, comprenez-moi bien, n'est-ce pas ? Vous me comprenez bien?
ISABELLE
Oui, monsieur.
LE MÉDECIN
Bien, très bien. Commençons par vos vrais parents. Que sont-ils, que font-ils?
ISABELLE
Je ne sais pas.
LE MÉDECIN
Comment. Vous ne savez pas? Mais, alors, qui le sait?
ISABELLE
Personne ne le sait.
LE MÉDECIN
Mais alors, comprenez-moi bien, n'est-ce pas? Comment savez-vous qu'ils sont vos vrais parents ?
ISABELLE
On me l'a dit.
LE MÉDECIN
Qui?
ISABELLE
Mon ange. [579]
LE MÉDECIN
Vous avez un ange?
ISABELLE
Oui, monsieur.
L'INTERNE
Vous l'avez vu ?
ISABELLE
Comme je vous vois, monsieur.
LE MÉDECIN, a l'interne
Prenez note, n'est-ce pas? A Isabelle. Comment était-il? Il était beau?
ISABELLE
Plus beau que vous, monsieur.
LE MÉDECIN, légèrement vexé
Ce n'est pas la question. Ne me mettez pas en cause. Comprenez-moi bien, n'est-ce pas? Sous quel aspect, sous quelle forme se présentait-il? Avait-il des ailes?
ISABELLE
Bien sûr, comme tous les anges.
LE MÉDECIN
Comment était-il vêtu?
ISABELLE
II était vêtu de ses ailes.
LE MÉDECIN
Ah?... C'est curieux... Et comment faisait-il?...
ISABELLE, faisant le geste de s'envelopper d'un manteau
Comme ça... [580]
LE MÉDECIN
Est-ce un homme ou une femme?
ISABELLE
Mais non, monsieur, c'est un ange.
LE MÉDECIN
A quoi le voyait-on? Enfin n'insistons pas... D'où venait-il?
ISABELLE
II ne me l'a pas dit. Probablement du ciel.
LE MÉDECIN
Vous l'avez vu souvent?
ISABELLE
Ça dépend.
LE MÉDECIN
De quoi?
ISABELLE
De lui. Des fois toutes les nuits, il venait, des fois il venait toutes les nuits.
LE MÉDECIN, a l'interne
Important, prenez note. A Isabelle. Que vous disait-il?
ISABELLE
Que j'étais la petite-fille d'un grand roi.
LE MÉDECIN
De quel roi?
ISABELLE
On ne peut pas le dire, il m'a dit. Il m'a dit de ne pas le dire. [581]
LE MÉDECIN, a l'interne
Prenez note. A Isabelle. Mais, du moins, savez-vous où se trouve son royaume? Vous comprenez bien, n'est-ce pas?
ISABELLE
On ne peut pas le dire, il m'a dit. Il m'a dit de ne pas le dire.
LE MÉDECIN
Alors, c'est tout ce que vous savez au sujet de vos vrais parents?
Vous ne les avez jamais vus?
ISABELLE
Mais non, c'est mon ange qui les a vus. Je n'avais pas besoin de les voir, puisqu'il les voyait.
LE MÉDECIN, à l'interne
Très important. Prenez note. A Isabelle. Très logique en effet.
L'ange vous parlait d'eux?
ISABELLE
De quoi aurait-il parlé? Il me disait tout.
LE MÉDECIN
Mais que vous disait-il ?
ISABELLE
Quand il n'est pas là, je ne me rappelle plus. Je ne me rappelle plus quand il n'est pas là. Mais je sais tout de même, comme si je savais tout.
LE MÉDECIN
Qu'est-ce que ça veut dire ?
ISABELLE
Ça veut dire que je ne peux pas dire ce qu'il m'a dit.
LE MÉDECIN
Pourquoi ? [582]
ISABELLE
Parce que si je le disais, je ne le saurais plus.
LE MÉDECIN
Enfin, n'insistons pas pour l'instant et parlons de vos autres parents.
ISABELLE
Ils ne sont pas les vrais, mais ils sont très bons.
LE MÉDECIN
Nous sommes parfaitement d'accord; mais que font-ils dans la vie?
ISABELLE
Ils vendent des petites croix en or, des chapelets d'argent, des montres ornées de perles, les anneaux de mariage et de fiançailles.
LE MÉDECIN
Je vois, ce sont de petits bijoutiers.
ISABELLE
Ils ne sont pas petits ; ils ont une très belle boutique.
LE MÉDECIN
Où est-elle, cette boutique?
ISABELLE
À Tamise. C'est une très belle ville, bien plus belle que celle-ci.
LE MÉDECIN
Comment êtes-vous chez eux?
ISABELLE
Très bien. Ils sont très bons. [583]
LE MÉDECIN
Ce n'est pas ce que je voulais dire. Comprenez-moi bien, n'est-ce pas ? Je vous demande comment vous êtes venue chez eux.
ISABELLE
Je n'y suis pas venue, puisque j'y suis née.
LE MÉDECIN
Mais alors, vous n'êtes pas la fille d'un roi, mais d'un orfèvre.
ISABELLE
Mais non, c'était avant.
LE MÉDECIN
Avant quoi?
ISABELLE
Avant de naître chez eux.
LE MÉDECIN
Je n'y comprends plus rien. Comprenez-moi bien, n'est-ce pas?
ISABELLE
Mais moi je comprends très bien. Ce n'est pas difficile. Il suffit d'écouter ce que disent les anges.
LE MÉDECIN
Je ne veux pas vous fatiguer. En voilà assez pour aujourd'hui.
Nous reprendrons cet entretien.
Isabelle se lève, salue respectueusement et se retire en chantant à mi-voix.
Deux enfants royaux se trouvaient
A l'autre bout du monde,
Mais se rapprocher ne pouvaient,
L'eau était trop profonde...
L'eau était trop profonde...
A l'autre bout du monde,
Au bout de l'autre monde... [584]
LE DOCTEUR
Pauvre petite!...
GABRIEL
Elle n'est pas malheureuse.
La ferme des Claus
Le père et la mère Claus cueillent des petits pois dans le potager.
L'INTERNE GABRIEL, poussant la barrière blanche
Bonjour, papa Claus ! Bonjour, madame Claus ! Aujourd'hui, je commence ma tournée par chez vous. Comment va la princesse?
LE PÈRE CLAUS
Très bien, monsieur Gabriel. Elle est en train d'écosser des pois dans la cuisine. C'est le bon moment de la cueillette et il faut que je les porte demain au marché de Louvain. Tout le monde s'y est mis.
GABRIEL
Elle ne se plaint pas?
LE PÈRE CLAUS
Au contraire ! De quoi se plaindrait-elle ? Elle est très heureuse ici, la maison est propre, confortable et la pension pas chère... On y mange très bien... Elle chante tout le temps.
GABRIEL
Vous n'avez pas à vous plaindre?
LA MÈRE CLAUS
C'est un ange, monsieur Gabriel. Pas très causante, mais toujours de bonne humeur. [585]
GABRIEL
Vous n'avez rien remarqué d'anormal?
LE PÈRE CLAUS
Ah! monsieur Gabriel, si tous ceux qui ont reçu «un coup de l'aile du moulin », comme on dit dans le pays, étaient aussi gentils qu'elle, je paierais un grand verre de lambic, dimanche prochain,
à toute la paroisse.
LA MÈRE CLAUS, le rappelant à l'ordre
Dominique !
LE PÈRE CLAUS
Eh bien, quoi ? je ferais comme je l'ai dit, vous verrez ! Ah ! ce n'est pas ici comme chez le voisin Verbist...
GABRIEL
Que se passe-t-il encore chez les Verbist?
LE PÈRE CLAUS
Ce n'est pas moi qui le dirai.
GABRIEL
Et votre fils Ivo, où est-il ?
LE PÈRE CLAUS
II travaille chez le père Perplexe.
GABRIEL
Comment s'entend-il avec la petite ?
LE PÈRE CLAUS
Très bien, comme s'ils étaient frère et sœur.
GABRIEL
Vous ne craignez pas qu'Ivo ne lui fasse un peu la cour? [586]
LE PÈRE CLAUS
II est devant elle comme devant une image de la Vierge.
GABRIEL
Ne vous y fiez pas.
LE PÈRE CLAUS
Notre Ivo est encore plus innocent qu'elle.
GABRIEL
Je n'en doute pas, mais ouvrez l'œil. Vous seriez responsable.
LE PÈRE CLAUS
Dormez sur les deux oreilles.
GABRIEL
C'est le meilleur moyen de ne rien entendre. Dormez sur une oreille - c'est d'ailleurs plus pratique - et écoutez de l'autre... A tout à l'heure, je vais voir la petite.
Il entre dans la maison.
La cuisine dans la maison des Claus
Isabelle écosse des pois près de la fenêtre ouverte sur la campagne. Elle chantonne :
L'eau était trop profonde
A l'autre bout du monde,
Au bout de l'autre monde...
Saint Gabriel et saint Michel,
Saint Michel et saint Raphaël...
GABRIEL, entrant
Princesse, mes hommages... [587]
ISABELLE
Bonjour, petit docteur!... C'est gentil de venir me voir si matin... Vous êtes seul ?
GABRIEL
Oui, le maître n'a pas pu venir. Il est très occupé en ce moment.
ISABELLE
J'aime mieux ça. Il n'est pas aussi gentil que vous... Il a l'air d'une poule qui ne peut pas pondre, le père « Comprenez-moi bien, n'est-ce pas ? » Entre nous, il est un peu piqué ?
GABRIEL
Pas du tout. Il a ses petits tics, comme tout le monde, mais c'est un grand savant, un très brave et très honnête homme.
ISABELLE
Mais que me veut-il, le père « Comprenez-moi bien » ? Je ne suis pas malade...
GABRIEL
II n'est pas question de maladie. Mais vos parents vous ont mise ici en villégiature, parce que l'air est plus sec et bien meilleur qu'à Tamise.
ISABELLE
Ils ont raison. Je fais tout ce qu'ils veulent, je suis très bien ici...
GABRIEL, avisant un voile étincelant, lamé ou pailleté d'argent et déposé sur une chaise ou un bahut
Qu'est-ce que c'est?
ISABELLE
C'est mon voile de mariée.
GABRIEL
Vous êtes mariée? [588]
ISABELLE
Mais non, voyons, ça se voit bien... Mais je me marierai avec celui qui m'attend. Il est beau, n'est-ce pas?
GABRIEL
Le voile ou celui qui attend ?
ISABELLE
Tous les deux, mais aujourd'hui on ne voit que le voile... Je l'ai fait faire d'après un modèle que l'ange m'a montré, entre ses ailes, un soir de Noël...
GABRIEL
II faudrait le serrer dans une armoire et ne pas le laisser traîner sur les chaises...
ISABELLE
Je ne peux pas. Il faut que je l'aie toujours sous la main... On ne sait pas quand il viendra... Je suis bien plus heureuse, car je sais maintenant que je n'ai plus à le chercher... C'est lui qui viendra me trouver...
GABRIEL
Qui?
ISABELLE
Le fils du roi.
GABRIEL
Très bien. J'en suis ravi et n'en doute pas non plus. C'est en effet la meilleure solution. Savez-vous, à peu près, quand il viendra?
ISABELLE
Petit docteur, vous êtes trop curieux ; trop curieux vous êtes, petit docteur... Je ne le sais pas moi-même, mais je sais que si je le savais, je ne pourrais pas vous le dire... [589]
GABRIEL
Pourquoi pas à moi ? Je ne le dirais à personne, je ne vous trahirai jamais...
ISABELLE
Je le sais bien, petit docteur, car déjà je vous connais bien. Mais je dois me laisser guider par mon ange ; quant à moi, je ne sais rien...
GABRIEL
Je comprends. L'ange est déjà venu vous voir ici? Comment vous a-t-il trouvée?
ISABELLE
II n'a pas à me trouver, puisqu'il est toujours avec moi.
GABRIEL
C'est vrai, j'avais oublié...
ISABELLE
Mais non, vous n'avez pas oublié, mais vous ne pouviez pas savoir. Comment vous appelez-vous, petit docteur?
GABRIEL
Gabriel.
ISABELLE, battant des mains
Gabriel ! Gabriel !... C'est comme lui !... Il s'appelle aussi Gabriel-Mais ce n'est pas celui de l'Annonciation... Celui-là est trop grand. Il vient rarement sur la terre. Ses ailes ne pourraient pas entrer dans la maison. La porte est trop étroite, et la cuisine aussi. Mais il y a d'autres Gabriels parmi les anges. C'est leur nom préféré, c'est le nom de tous ceux qui protègent le bonheur; et c'est l'un des plus jeunes qui protège le mien. Il est jeune il est vrai, mais il sait déjà tout. Il y a du reste plusieurs Michels aussi et même quatre ou cinq Raphaëls, mais je ne les connais pas encore. Il y a ensuite Uriel, Raguël et Sérakiêl auxquels on me présentera plus tard. [590]
GABRIEL
Quand vous présentera-t-on ?
ISABELLE
Quand j'en serai digne.
GABRIEL
Et comment saurez-vous que vous en êtes digne ?
ISABELLE
Quand il me le dira.
GABRIEL
C'est très curieux tout ça... Extrêmement intéressant...
ISABELLE
Surtout n'en parlez pas à « Comprenez-moi bien », qui n'y comprendrait rien... Que ceci reste entre nous, ce sera notre secret...
GABRIEL
Bien entendu, bien entendu; ne craignez rien... Je suis jeune il est vrai, mais je sais déjà me taire quand il le faut...
ISABELLE
Quand j'en serai plus sûre, je vous dirai encore d'autres choses. Vous êtes jeune?... On le voit... Quel âge avez-vous?
GABRIEL
J'aurai vingt-trois ans à la fin du mois d'août.
ISABELLE
Tiens, moi aussi, je suis née en août. C'est amusant. Le regardant fixement. C'est curieux comme vous lui ressemblez...
GABRIEL
A qui? [591]
ISABELLE
Mais à l'ange Gabriel...
GABRIEL
Ah! J'en suis très heureux. Il doit être beau...
ISABELLE
Vous l'êtes beaucoup moins. D'ailleurs, je ne vois pas vos ailes...
GABRIEL
On fait ce qu'on peut. Je n'en ai pas encore... Mais je pourrais peut-être en acquérir?
ISABELLE
C'est plus difficile... Je lui en parlerai...
GABRIEL
II ne sera pas jaloux ?
ISABELLE
Pourquoi serait-il jaloux ?
GABRIEL
Est-ce que je sais, moi? Mettons que je n'aie rien dit. Mais que veut-il, l'ange Gabriel, et pourquoi vient-il vous voir si souvent?
ISABELLE
II veut mon bonheur.
GABRIEL
Je comprends. Mais alors il vous aime ? Il a bien raison, car vous êtes très jolie...
ISABELLE
Naturellement qu'il m'aime. Il ne peut pas faire autre chose, m'a-t-il dit. Je vais vous dire une idée qui me vient tout à coup. Je me demande si ce n'est pas lui qui est de l'autre côté de l'eau trop profonde ? [592]
GABRIEL
Alors ce serait le fils du roi qui vous attend dans sa tour qui serait l'ange ?
ISABELLE
Pas du tout; c'est l'ange qui serait le fils du roi.
GABRIEL
C'est à peu près la même chose...
ISABELLE
Pas du tout. C'est tout le contraire.
GABRIEL
Je ne vois pas bien...
ISABELLE
Maintenant, c'est moi qui l'attends. Tout ceci ne serait qu'une épreuve. Il veut savoir si je l'aime aussi profondément qu'il le mérite ; ou peut-être s'il m'aime autant que je le mérite...
GABRIEL
C'est possible après tout, mais assez compliqué...
ISABELLE
Mais non, c'est bien plus simple qu'on ne croit. Je vous expliquerai ça un autre jour. Quand vous aurez compris...
GABRIEL
Entendu, nous en reparlerons ; et si vous avez besoin de quelque chose, comptez sur moi comme sur un frère.
ISABELLE
Je sais, je sais, petit docteur, je sais bien, monsieur Gabriel. J'attendrai que vous ayez des ailes... [593]
Une rue à Gheel. Entre Isabelle. Elle rencontre l'interne Gabriel.
GABRIEL
Bonjour, princesse ! Où courez-vous ainsi ?
ISABELLE
Bonjour, saint Gabriel ! Je vais chez la mercière chercher du fil de lin, car l'ange m'a dit de faire de la dentelle pour les surplis ou i les rochets des enfants de chœur qui n'ont plus rien à se mettre les jours de grande fête...
GABRIEL
J'aurais été heureux de vous accompagner, si vous l'aviez permis, : mais je suis appelé d'urgence chez le docteur...
ISABELLE
«Comprenez-moi bien, n'est-ce pas»?
GABRIEL
...Qui est très gentil, mais ne plaisante pas quand il s'agit du service. Je vous laisse. Je vois s'avancer le mathématicien qui nous arrêtera au passage et dont je ne pourrais plus me débarrasser. Il a tué sa femme et ses trois petites filles dans une crise de démence ; mais maintenant il est inoffensif et doux comme un mouton. C'est un grand savant qui passe ses jours et ses nuits à résoudre des problèmes de mathématique transcendantale. Les spécialistes disent que c'est remarquable et qu'il est de taille à tenir tête à Einstein.
Nous l'employons à la comptabilité de l'administration et de l'hôtel de ville, bien qu'il fasse assez souvent des erreurs dans les additions et les soustractions. Surtout, ne lui parlez pas de son crime.
Mais n'ayez pas peur; il est ici depuis cinq ans, et n'a jamais fait de mal à personne... Je me sauve, il est temps... s'il m'accroche, ma matinée est perdue. Au revoir, petite princesse... [594]
ISABELLE
Au revoir, petit docteur, et j'espère, à bientôt...
GABRIEL, mystérieusement
Je commence à avoir des ailes...
ISABELLE
Montrez-les...
GABRIEL
Elles ne dépassent pas encore ma blouse blanche... Il se sauve.
LE MATHÉMATICIEN, s'avançant et saluant très respectueusement
Princesse, permettez-moi de me présenter et de vous saluer. Je suis le Mathématicien. J'ai beaucoup entendu parler de vous et l'on vante partout votre grâce et votre beauté. Je constate qu'on reste fort au-dessous de la vérité. Vous êtes ici depuis quelque temps, s'il est permis de vous interroger?
ISABELLE
Depuis deux semaines environ. Et vous, monsieur le mathématicien?
LE MATHÉMATICIEN
On dit que je suis ici depuis cinq ans. C'est possible, je ne peux plus compter les jours, c'est trop compliqué. Vous vous plaisez dans ce pays?
ISABELLE
Tout à fait. Le village est riant, la campagne très belle, les gens sont très gentils et mon ange est content.
LE MATHÉMATICIEN
Oui, ce sont en général de braves gens; mais c'est un peu mêlé. Vous en rencontrerez qui sont un peu... Comment dirais-je? pas déséquilibres, si l'on veut, mais pas tout à fait d'aplomb, en équilibre instable, si vous préférez. Ils sont du reste totalement inoffensifs; et le pays est si calme, si tranquille que je m'y suis [595] volontairement retiré pour y mener à bien des travaux assez difficiles. Je comprends et corrige en ce moment les calculs de l'abbé Le Maître, l'illustre professeur de l'université de Louvain, au sujet de l'Univers en expansion, hypothèse aussi peu défendable que la courbure de l'Univers, courbure à laquelle Einstein lui-même semble sur le point de renoncer. Que voulez-vous ? Je vous en fais juge, c'est une question de bon sens, et il faudrait être fou pour oser soutenir le contraire, l'infini est l'infini, que diable, et l'expansion, comme la courbure, suppose autour de l'Univers un vide qui ne serait plus l'Univers ; c'est-à-dire quoi ? Qu'est-ce que le vide? Un espace où ne se trouve rien. Mais il y a toujours quelque chose dans l'espace, ne fût-ce que l'espace même ; or, l'espace est peut-être la seule chose qui existe ; car le temps n'est qu'une hypothèse de travail... Vous voyez, c'est de la démence... N'est-ce pas votre avis? Qu'en pensez-vous?
ISABELLE
Oui, oui, comme vous.
LE MATHÉMATICIEN
Quand vous aurez un moment de loisir, je vous montrerai, que disje, je vous ferai toucher du doigt, mes calculs qui réfutent définitivement les deux théories à la mode. Vous verrez, c'est très amusant. Vous n'êtes pas libre ce matin?
ISABELLE, balbutiant
Non, non, je regrette, je vous remercie... Je vous demande pardon... Je suis très pressée... Mon ange ne serait pas content.
LE MATHÉMATICIEN
Votre ange ? Mais c'est vous qui êtes l'ange... Donc à plus tard, ou plutôt à bientôt, quand vous voudrez, mademoiselle, et ne craignez pas d'abuser... Ah, j'allais oublier... Un conseil avant de nous séparer... Dans le bâtiment principal, ne prenez jamais l'ascenseur.
ISABELLE
Pourquoi? C'est dangereux? [596]
LE MATHÉMATICIEN
Ce n'est pas qu'on vous tue, mais on vous perd de vue...
ISABELLE
Ah bien... C'est bon à savoir, merci...
Le mathématicien salue cérémonieusement et s'éloigne. Isabelle fait quelques pas et est arrêtée par un homme à allure militaire, mi-ouvrier, mi-bourgeois, qui tient à la main un clairon.
LE CLAIRON
Bonjour, mademoiselle, je suis très heureux et fort honoré de vous rencontrer. On parle beaucoup de vous dans le pays. Permettez-moi de me présenter. Je suis, du moins on le dit, car la réalité est assez différente, le clairon de l'établissement. Voulez-vous que je vous sonne L'Appel médical ou Le Réveil des deux?
ISABELLE
Volontiers. Les deux si vous voulez...
LE CLAIRON
Non, les deux ne font qu'un. C'est très bien, mais ce n'est pas long. Écoutez: II tire quelques notes de son clairon. Qu'en pensez-vous?
ISABELLE
C'est remarquable.
LE CLAIRON
C'est ma création. Sans me vanter, c'est assez original, n'est-ce pas? J'ai créé ça pendant la guerre, car j'ai fait toute la guerre à l'arrière, et j'y ai gagné ma médaille militaire.
ISABELLE
Vous êtes soldat?
LE CLAIRON, souriant
Peut-être mieux que ça... Mystérieusement. On dit même que je suis général ; mais ne le révélez à personne. Je compte sur votre discrétion. [597]
ISABELLE
Soyez sans crainte. Au revoir, général.
LE CLAIRON
Adieu, princesse. Chaque fois que vous serez un peu triste, faites-moi signe. Je vous sonnerai L'Appel médical ou Le Réveil des deux. Je suis tout à votre disposition, et vous remercie de tout cœur. Je suis ici incognito...
Il s'éloigne en sonnant du clairon. À peine a-t-il tourné le coin qu'un jeune homme en smoking, qui guettait Isabelle, s'avance vers elle.
LE JEUNE HOMME
Excusez-moi, mademoiselle, si je me permets de vous aborder sans vous avoir été présenté. Mais par qui me faire présenter? Ils sont impossibles dans ce pays. Ils n'ont pas la plus élémentaire notion de la plus élémentaire courtoisie. Je suis ici en villégiature, chez une de mes tantes, mais je n'y resterai pas longtemps. Ma profession ne s'accorde pas avec le milieu où nous sommes plongés. Je suis professeur de danse, et danseur mondain ; non point, comme vous pourriez le croire, que la vie n'ait pour moi d'autre intérêt que la danse dans les casinos. Non, j'ai un idéal que je ne perds jamais de vue. Je suis convaincu que la danse est un grand art, peut-être le plus grand de tous les arts ; mais un art trop négligé. Je l'étudié avec passion, et je viens d'inventer un pas tout à fait remarquable ; je l'ai appelé « Le pas qui sauvera le monde ». Si vous le permettez, je vais en esquisser, devant vous, les premières mesures.
H se met à danser, au milieu de la rue, d'une façon désordonnée.
ISABELLE, embarrassée
C'est très curieux.
LE DANSEUR
C'est mieux que curieux. Mais ce ne sont que les premières mesures, la suite vous étonnera et vous séduira encore davantage. S'interrompant brusquement. Pardon, je vois là, à quelques pas de nous, [598] un bonhomme à gros portefeuille, qui nous observe et veut surprendre mon secret. Regardez-le, sans en avoir l'air. Il va chercher à placer sa petite histoire. C'est le plus grand raseur du village. Il n'est pas complètement piqué, mais un peu picoté. Je vous laisse et j'espère, quand vous le voudrez bien, qu'un de ces jours, j'aurai l'honneur d'exécuter, complètement, devant vous, chez ma tante -c'est là-bas, dans la grande maison cossue - « Le pas qui sauvera le monde ».
Il s'éloigne, à peine est-il hors de vue que s'avance l'homme à la serviette.
L'HOMME
Mademoiselle la princesse, je n'ai pas encore eu le plaisir de vous rencontrer, mais j'ai hâte de vous dire que l'affaire est en bonne voie, en très bonne voie ; que la conclusion, je ne dirai pas satisfaisante, mais triomphale, immine, et que bientôt je serai libre d'aller où il me plaît. Cette affaire a un retentissement formidable ; elle remue le monde...
ISABELLE
Quelle affaire?
L'HOMME
Mais la mienne, naturellement. Il n'y en a pas d'autre.
ISABELLE
Excusez-moi, je ne savais pas, je viens d'arriver dans le pays.
L'HOMME, ouvrant sa serviette
Je ne comprends pas que vous n'en ayez pas eu connaissance. Regardez ces journaux; tous en parlent sans en avoir l'air. Lisez, par exemple, cette dépêche, reçue avant-hier soir: «On n'a pas de nouvelles de l'avion postal qui fait le service régulier entre le Bourget et Croydon. On craint qu'il ne se soit perdu dans la Manche. » Or, mon principal adversaire s'appelle justement M. Manche ! Formidable! n'est-ce pas? Ils sont tous ainsi. Vous les liriez, vous n'y verriez que du feu; mais ils sont pleins d'allusions à mon cas; allusions que je suis seul à découvrir. Tous les généraux, tous les [599] ministres, la plupart des sénateurs et des députés, excepté, naturellement, ceux qui sont à la solde de mes ennemis, travaillent à me délivrer. Mais ils ne font pas ce qu'ils veulent. Les sociétés secrètes sont plus puissantes qu'on ne croit. Notre pauvre grand roi Albert Ier s'intéressait particulièrement à mes malheurs. J'ai pour moi l'exroi d'Espagne, Alphonse XIII, le roi d'Angleterre, le prince de Galles. Tous font tout ce qu'ils peuvent, et mes amis cachés m'apprennent que de tous côtés ils sont sur le point de réussir... Mais le plus terrible, c'est que mon ennemi le plus puissant, le plus secret, n'a pas de visage...
ISABELLE
II n'a pas de visage ?
L'HOMME
Non.
ISABELLE
Mais comment fait-il pour parler?
L'HOMME
II ne parle pas, voilà tout.
ISABELLE
Mais alors comment le connaissez-vous ?
L'HOMME
C'est bien simple, je ne le connais pas et c'est ce qui m'effraye... Mais voilà M. Gabriel, il vous confirmera ce que je vous ai dit... Lui aussi s'intéresse énormément à mon affaire.
GABRIEL
Rentrez vite, monsieur David. Il y a du nouveau. Le journal vient d'arriver et je suis sûr qu'il parle de vous.
L'HOMME
Merci, monsieur Gabriel, j'y vais au grand galop.
Il sort en courant. [600]
GABRIEL
Heureusement je suis venu vous délivrer, petite princesse ; sinon il ne vous lâchait pas avant la fin du jour. Il est ici depuis dix ans, croit que c'est depuis hier, et chaque jour annonce que demain il sera libre. Il lit tous les bouts de journaux qu'il ramasse jusque dans les poubelles, voit dans n'importe quel entrefilet des allusions flagrantes à son cas ; et somme toute, vit très heureux dans son espoir que rien n'ébranle. J'ai quelques minutes devant moi et vous accompagne chez la mercière; sinon vous n'y arriveriez jamais. Mais voilà la mère Michaud qui nous épie. Bonjour, madame Michaud ; comment vont les amours? Parmi les prétendants qui vous assiègent, avez-vous enfin fixé votre choix?
MADAME MICHAUD
Une grosse vieille à cheveux gris, et remarquablement sale. EUe a l'air d'une chiffonnière avinée.
Il y a du nouveau, monsieur Gabriel!...
GABRIEL
Quoi?
MADAME MICHAUD
Je crois décidément que c'est Raoul que je choisirai.
GABRIEL
Oui, mais que dira Gustave?
MADAME MICHAUD
Je n'en sais rien. Je le plains. Je crains qu'il ne perde la tête. Que voulez-vous ? Je ne peux pas les prendre tous les deux.
GABRIEL
D'autant moins que la direction n'admet pas la polyandrie.
MADAME MICHAUD
La poly quoi ? [601]
GABRIEL
Ne vous alarmez pas; ça veut dire épouser plusieurs hommes.
MADAME MICHAUD
Mais je n'en veux qu'un seul ! Gustave est très gentil, très amoureux, mais si je préfère Raoul?
GABRIEL
Je le retrouverai tout à l'heure. Raoul était en train de déboucher l'évier et Gustave balayait la cour. Je leur parlerai sérieusement.
MADAME MICHAUD
Ne les découragez pas trop, monsieur Gabriel. Laissez un peu d'espoir au malheureux Gustave. Ne dites pas encore que j'ai choisi, l'un aurait trop de peine, et l'autre trop de joie.
Elle sort.
GABRIEL
Ne nous attardons pas, car j'aperçois trois ou quatre de nos paroissiens qui semblent nous attendre au bout de la rue, dans l'espoir de faire votre connaissance. Décidément, votre sortie est un triomphe, mais un triomphe assez encombrant.
ISABELLE
C'est curieux comme il y a des gens curieux dans ce pays.
GABRIEL
II y en a partout, mais ici on les remarque parce qu'on est à la campagne. Dans les grandes villes on n'y fait pas attention. Vous irez chez la mercière, pendant que j'entre un instant dans cette maison, voir comment se porte notre petite morte.
ISABELLE
Notre petite morte? [602]
GABRIEL
Elle ne va pas mal, bien qu'un peu anémiée, et l'état général est satisfaisant. Mais elle croit qu'elle est morte, elle et toute sa famille. Elle refuse de boire, de manger, d'ouvrir les yeux, de remuer le petit doigt. Nous devons l'alimenter à la sonde.
ISABELLE
Est-ce que c'est dangereux?
GABRIEL ;
On n'en sait rien. Il est probable qu'elle s'en tirera, bien que son cœur soit très fragile. Elle a un frère qui vit en France et que nous allons faire venir. Il est possible qu'en le revoyant, elle éprouve un choc qui dissipe le mauvais rêve...
ISABELLE
C'est curieux d'être malade rien qu'en se faisant des idées...
GABRIEL
Beaucoup de maladies ne sont que des idées. Vous aussi, vous avez vos idées...
ISABELLE
Oui, mais les miennes sont sérieuses.
GABRIEL
Evidemment, on ne saurait comparer une petite morte à un enfant royal ou à un ange bien vivant...
Ils avisent, au bord du trottoir, un colosse qui leur tourne le dos et porte une lourde malle sur l'épaule.
GABRIEL
Qu'est-ce que c'est?...
ISABELLE
Je crois que c'est Ivo... [603]
GABRIEL
C'est toi, Ivo ?
IVO, se retournant et saluant Isabelle, la malle sur l'épaule
Bonjour, mademoiselle...
GABRIEL
Qu'est-ce que tu fais ici?...
IVO
Je porte une malle.
GABRIEL
Ça se voit. Mais pourquoi la portes-tu?
IVO
Pour la mettre dans la maison.
GABRIEL
Pourquoi ne l'y mets-tu pas?...
IVO
Parce qu'elle est fermée.
GABRIEL
La malle ?
IVO
Non, la maison.
GABRIEL
Tu n'as qu'à l'ouvrir.
IVO
La malle?
GABRIEL
Non, la maison. [604]
IVO
On ne m'a pas dit.
GABRIEL, ouvrant la porte de la maison
Voilà. Mets-y ta malle. Depuis combien de temps attends-tu là?
IVO
Depuis l'angélus du matin.
GABRIEL
La malle est lourde ?
IVO
Oui.
GABRIEL
Tu n'avais qu'à la poser sur le trottoir.
IVO
On ne m'a pas dit.
GABRIEL
Pourquoi, par la chaleur qu'il fait, es-tu resté en plein soleil? Tu aurais pu te mettre à l'ombre.
IVO
On ne m'a pas dit.
GABRIEL
Bien, rentre chez toi. Je m'occuperai de la malle. Ivo s'éloigne. Si le hasard ne nous avait pas fait passer par cette rue, il serait resté là, sa malle sur l'épaule, jusqu'au coucher du soleil. Il ne connaît que la consigne.
ISABELLE
II est très bon. [605]
GABRIEL
Oui, mais presque dangereux. Il prend tout au pied de la lettre. Je crains qu'il n'y ait rien à faire...
ISABELLE
Pourquoi ?
GABRIEL
II faudra que ton ange le demande à Dieu. Passe une jolie petite fille qui parte une grande cruche de cuivre. Tiens, voilà la petite Siska, toujours ; émerveillée... Bonjour, ma petite Siska, veux-tu faire une commission pour moi?
SISKA
Mais oui, monsieur Gabriel, avec grand plaisir.
GABRIEL
II s'agit d'aller prévenir la mère Van den Hove que je ne pourrais pas l'aller voir avant six heures...
SISKA
Je ne pourrai pas y aller, monsieur Gabriel.
GABRIEL
Pourquoi ?
SISKA
Je n'ai pas dit adieu à ma mère...
GABRIEL
Pourquoi lui dire adieu?
SISKA
C'est l'habitude...
GABRIEL
II faut s'attendre à tout!... Eh bien, fais-lui tes adieux... [606]
SISKA
Je n'aurai pas le temps...
GABRIEL
Pourquoi ?
SISKA
II faut deux jours...
GABRIEL
II faut deux jours pour faire des adieux qui demandent deux minutes ?
SISKA, très gravement
C'est long, mais c'est nécessaire.
GABRIEL
Mais pourquoi deux jours?
SISKA
Je ne sais pas... Vous le savez peut-être, monsieur Gabriel?
GABRIEL
Comment veux-tu que je le sache?...
SISKA, très gravement
Je sais bien que c'est difficile...
GABRIEL
Eh bien, va les faire, tes adieux. Nous en reparlerons après-demain, quand il sera trop tard...
SISKA
Grand merci, monsieur Gabriel...
Elle s'éloigne gravement.
ISABELLE
Je comprends ça... [607]
GABRIEL
Moi aussi, mais plus difficilement!... Enfin, la vie la guérira. En rendant, elle n'est pas malheureuse. Mais voici la boutique de la mercière. Dès que j'aurai vu la petite morte, je vous y rejoindrai.
ISABELLE
On se croirait au bout du monde...
GABRIEL
Au bout de l'autre monde...
Chez la mercière
Isabelle pousse la porte de la mercerie. On entend tintinnabula une sonnette, en même temps qu'une voix mécontente dans l'arrière-boutique.
LA VOIX MÉCONTENTE
Allons ! bon ! encore un client ! C'est le troisième depuis ce matin ils ne peuvent donc pas rester chez eux et me laisser tranquille? Mon pot-au-feu va déborder...
Entre la mercière, traînant ses savates. C'est une grosse femme bourrue, prétentieuse et presque moustachue.
LA MERCIÈRE
Ah! c'est vous?...
ISABELLE
Oui, madame...
LA MERCIÈRE
Je ne suis pas fâchée de vous voir. On parle beaucoup de vous dans le pays. [608]
ISABELLE
De moi, madame?
LA MERCIÈRE
On en parle même trop.
ISABELLE
Que peut-on dire de moi? On ne me connaît pas, je suis ici depuis une quinzaine de jours.
LA MERCIÈRE
Ça suffit. On commence à vous connaître. On dit que M. Gabriel s'intéresse beaucoup à vous, et même un peu trop.
ISABELLE
Mais mon ange s'appelle Gabriel, madame...
LA MERCIÈRE
Tut! Tut! Tut... Ne faites pas la bête, je sais ce que parler veut dire. Que désirez-vous?
ISABELLE
Je voudrais acheter quelques bobines de beau fil pour faire de la dentelle, madame...
LA MERCIÈRE
Vous êtes dentelière?
ISABELLE
A l'occasion, madame, quand j'ai le temps... Je fais de la dentelle depuis l'âge de sept ans.
LA MERCIÈRE
Avez-vous de l'argent?
ISABELLE
Oui, madame. J'ai cinq belgas et trois francs cinquante de menue monnaie... Ce sera peut-être suffisant? [609]
LA MERCIÈRE
Cet argent n'a pas cours ici.
ISABELLE
Mais ne suis-je pas en Belgique, madame ?
LA MERCIÈRE
Vous êtes à Gheel, et nous avons ici notre monnaie particulière, des jetons spéciaux. Il nous est défendu de recevoir des pièces étrangères.
ISABELLE
Excusez-moi, madame, on ne m'avait pas prévenue...
LA MERCIÈRE
Vous n'avez rien acheté jusqu'ici?
ISABELLE
Non, madame, on me donne tout. Je n'avais besoin de rien.
LA MERCIÈRE
C'est ça qui fait marcher le commerce !... Je ne vous retiens pas. Allez chercher de la monnaie qui a cours et ne me dérangez plus inutilement.
ISABELLE, les larmes aux yeux
Mais, madame, je ne l'ai pas fait exprès...
LA MERCIÈRE
II ne manquerait plus que ça...
Isabelle va pour sortir lorsque résonne la clochette. La porte s'ouvre. Entre Gabriel qui, voyant Isabelle en larmes, se précipite vers elle.
GABRIEL
Qu'y a-t-il, Isabelle?... Que s'est-il passé?... [610]
ISABELLE
Rien, rien, monsieur Gabriel... C'est madame qui m'a fait un peu de peine...
GABRIEL
Vous n'avez pas honte, madame Van Oost, de traiter ainsi une enfant ?
LA MERCIÈRE
Vous n'avez pas d'ordre à me donner, ni d'observations à me faire.
GABRIEL
Je parlerai au bourgmestre.
LA MERCIÈRE
Moi aussi, je lui parlerai. Je lui dirai ce qui se passe. On commence à s'en apercevoir...
GABRIEL, entraînant Isabelle
Viens...
Dans la rue, devant la porte de la boutique
ISABELLE
Elle est folle?
GABRIEL
Au contraire.
ISABELLE
Au contraire? [611]
GABRIEL
Mais oui. Je veux dire qu'elle est méchante et malhonnête. Elle tripote à son profit, les poids de ses balances. Il faut la voir le dimanche, ficelée dans sa robe de soie noire, une chaîne d'or au cou et un petit chapeau à plume verte au sommet du chignon, car elle est viceprésidente des dames qui patronnent l'hospice des folles... Elle est du reste vexée parce qu'on ne t'a pas placée chez elle. C'est moi qui ne l'ai pas permis...
ISABELLE
II y a donc des folles dans le pays ?
GABRIEL
Comme partout. Ceux qui se croient sains d'esprit, comme la mercière, emprisonnent ceux ou celles qu'ils croient fous, parce qu'ils ont des idées différentes. Mais, ici, les fous et les folles sont plus libres, plus heureux et mieux soignés qu'ailleurs.
ISABELLE
II y en a beaucoup ?
GABRIEL
Presque autant que de gens qui ne se croient pas fous.
ISABELLE
Mais comment savent-ils qu'ils ne sont pas fous?
GABRIEL
En affirmant que les autres le sont.
ISABELLE
On dit qu'il ne faut pas les contrarier... .
GABRIEL, la regardant fixement
Je ne les contrarie jamais.
ISABELLE, chantonnant
L'eau était trop profonde!... [612]
GABRIEL
A propos, sais-tu nager?
ISABELLE
Non.
GABRIEL
Moi non plus...
ISABELLE
Pourquoi me demandez-vous ça?
GABRIEL
Pour rien. C'est une idée qui me vient à propos de l'eau trop profonde.
ISABELLE
Je nagerai quand il me fera signe...
GABRIEL
Tu y penses toujours?
ISABELLE
A quoi voulez-vous que je pense ?
GABRIEL
En attendant, tu ferais bien d'apprendre...
ISABELLE
D'apprendre quoi?
GABRIEL
A nager.
ISABELLE
À quoi bon? Je sais déjà que je saurais quand il faudra... Y a-t-il de l'eau par ici? [613]
GABRIEL
Pourquoi me demandes-tu ça?
ISABELLE
Parce que j'aime l'eau. À Tamise il y avait l'Escaut. L'ange m'y menait le soir...
GABRIEL
Ici, nous n'avons même pas un étang.
ISABELLE
Ivo m'a dit que dans le parc du château il y a un étang grand et profond comme un lac.
GABRIEL
Ivo est un simple d'esprit. Comment se tient-il avec toi?
ISABELLE
II se tait.
GABRIEL
C'est ce qu'il a de mieux à faire. Ne sois pas trop aimable avec lui, il pourrait se faire des idées...
ISABELLE
Quelles idées?
GABRIEL
Est-ce qu'on sait? Quant à son étang grand comme un lac, je ne l'ai jamais aperçu. Le parc est toujours fermé, et personne n'y peut pénétrer. Je verrai s'il n'est pas possible d'obtenir la permission de le visiter avec toi. Il paraît qu'il a des arbres magnifiques.
ISABELLE
Vous êtes bon, monsieur Gabriel.
GABRIEL
Je ne suis pas meilleur que les autres, mais je tâche de comprendre [614] et d'être un peu plus juste. C'est toi qui es trop bonne, ma petite Isabelle...
ISABELLE, chantant
Saint Gabriel et saint Michel,
Saint Michel et saint Raphaël.
GABRIEL
Ajoutons-y sainte Isabelle.
Ils font quelques pas et rencontrent une sorte de monstre cubique, hirsute, velu jusqu'au bout des doigts, bas sur pattes, qui marche en se dandinant et s'arrête, figé de stupeur en apercevant Isabelle qu 'il dévore des yeux.
ISABELLE
Qu'est-ce que c'est?... J'ai peur...
GABRIEL
Ce n'est rien, c'est Jean Paul...
ISABELLE
II est fou?
GABRIEL
Naturellement.
ISABELLE
Mais on ne rencontre que ça...
GABRIEL
Pas plus qu'ailleurs...
ISABELLE
Tu as beau dire... Il y en a beaucoup...
GABRIEL
Ils sortent tous parce qu'il fait beau. [615]
ISABELLE
Mais comme il me regarde... Il a l'air très méchant...
GABRIEL
II ne l'est pas plus que nous. On l'appelle ici l'Ours parce qu'il grogne et se dandine sur les pattes de derrière. Je ne sais pas d'ailleurs si nous pourrons le garder. Il effraye tout le monde. Il travaille chez le forgeron qui n'en est pas très content. Enfin, nous verrons. Je le fais surveiller. A l'Ours. Bonjour, Jean Paul. Grognement. Ecarte-toi un peu pour laisser passer mademoiselle...
Arrivés près de l'église, ils aperçoivent le sacristain qui, sur une marche du parvis, joue de l'accordéon en chantant.
Au lieu de les guérir
II faudrait laisser fous
Ceux qui sont déjà fous.
Et pour les assagir
II faudrait rendre fous
Ceux qui ne sont pas fous.
Ceux qui ne sont pas fous
Ne sont plus rien du tout.
ISABELLE
Qui est-ce?
GABRIEL
C'est le sacristain qui s'amuse. Il n'ose plus entrer dans son église parce qu'il s'imagine que toutes les images et toutes les statues sont vivantes, parlent, marchent et veulent l'entraîner en enfer.
ISABELLE
Et celui qui bat la mesure avec sa guitare pendant que l'autre chante ?
GABRIEL
C'est son ami, l'exfossoyeur. Ils sont inséparables. Il est inoffensif, mais il a fallu le révoquer parce qu'il croit que les morts ne [616] sont pas morts, mais plutôt fous. Il ne voulait plus les enterrer. Écoute, le voilà qui chante à son tour...
LE FOSSOYEUR, s'accompagnant sur la guitare
Ceux qui ne sont pas fous.
Ceux qui ne sont pas fous,
Ne sont plus rien du tout !
Mais ceux qui ineurent fous
Ne sont pas morts du tout...
ISABELLE, se touchant le front
Ils en sont?...
GABRIEL
Ils en sont tous les deux... On finirait par en être également...
ISABELLE
Heureusement que j'ai mon ange...
GABRIEL
Heureusement que tu es là...
Ils passent.
Devant le rideau
GABRIEL
Attendons ici la sortie de la procession. Elle se forme derrière et dans l'église. Nous sommes bien placés pour la voir défiler.
UN ÉTUDIANT
Pourquoi cette procession? [617]
GABRIEL
On ne t'enseigne donc pas l'hagiographie provinciale à l'université de Louvain? Nous célébrons aujourd'hui le six centième anniversaire des Vierges sages de l'Evangile selon saint Matthieu. Il paraît que dans le temps s'accomplissaient autour de leur chapelle, qui date du douzième siècle, d'incontestables miracles. Je ne les ai pas contrôlés.
L'ÉTUDIANT
Le ciel est menaçant. Je crois que le dernier et le plus incontestable miracle sera l'averse qui fondra sur la procession en déroute...
GABRIEL
Je n'aime pas beaucoup ce qui se prépare. L'orage énerve toujours nos pensionnaires qui sont très sensibles à certaines influences atmosphériques. Chaque année se produisent des incidents plus ou moins désagréables. On a plus d'une fois essayé de la supprimer, mais le clergé et les limonadiers s'y opposent. C'est une question plus électorale que religieuse. Mais on ne sait jamais ce qui peut arriver quand les aliénés forment une foule et que la folie collective s'ajoute à la folie individuelle...
L'ÉTUDIANT
II y en a beaucoup autour de nous?
GABRIEL
La plupart de ceux qui ne sont pas impotents. Heureusement que les patrons sont à leurs postes pour le maintien de l'ordre. Vous reconnaîtrez leurs chefs à leur blouse bleue, au mouchoir rouge qu'ils portent autour du cou et à leur casquette de soie noire. Ils ressemblent un peu aux paysans normands ou aux souteneurs de l'ancien répertoire. Ils sont extraordinaires. Ils ont un flair, une autorité, un prestige que nous ne nous expliquons pas. On dirait qu'ils sentent derrière eux tous leurs ancêtres qui leur viennent en aide. Tu les verras à l'oeuvre si, comme je le redoute, surgissait quelque chose d'anormal. Mais voici que les enfants commencent à chanter. Écoutons le mirliton sacré... [618]
Saint Nicolas, sous ta noble bannière,
Nous marcherons, chastes et triomphants.
Saint Nicolas, jusqu'à l'heure dernière,
Nous resterons tes fidèles enfants.
Saint Nicolas, dans la sainte aventure,
Saint Nicolas, tu guideras nos pas,
Les yeux au ciel et l'âme ardente et pure,
Saint Nicolas, nous serons toujours là.
Et si l'enfer, avec ses artifices,
Ose troubler nos célestes accents,
Nous garderons, malgré ses maléfices,
Le souvenir de nos premiers élans.
Saint Nicolas, si la raison chancelle,
Saint Nicolas, tu la raffermiras.
Saint Nicolas, si l'ombre a des prestiges,
Saint Nicolas, tu les dissiperas.
Saint Nicolas, si l'âme a le vertige,
Saint Nicolas, tu l'accompagneras.
Saint Nicolas, dans la gloire étemelle,
Saint Nicolas, tu nous accueilleras.
LA FOULE, reprenant en chœur
Saint Nicolas, si l'âme a le vertige,
Saint Nicolas, tu l'accompagneras.
Saint Nicolas, dans la gloire étemelle,
Saint Nicolas, tu nous accueilleras.
GABRIEL, soulevant un coin du rideau et parodiant le cantique
Et maintenant, que la fête commence.
Le défilé hors du temple s'avance,
Dans un instant nous le verrons passer,
Dans un instant, nous en aurons assez...
Cloches et musiques triomphales. Le rideau s'ouvre sur le onzième tableau. [619]
La procession
Ciel orageux. Kermesse sur la place devant l'église. Échopes, baraques, chevaux de bois, musiciens, camelots, etc. La foule, aliénés et patrons, attend la sortie de la procession. Attente assez silencieuse.
S'avancent et défilent lentement: un évéque, in partions, sous son dais, le clergé, quelques moines, les chantres, des béguines, des sœurs de divers ordres, des bannières, des saints, des reliques, une fanfare, des enfants de chœur, des notables, des congréganistes, etc. S'avance ensuite, précédant l'Arche d'Alliance, un groupe de douze danseurs.
L'ÉTUDIANT
Qu'est-ce que ces gens-là?
GABRIEL
La très vieille Confrérie du Roi David. Elle remonte au treizième siècle. De père en fils, le roi David est pris dans la même famille...
L'ÉTUDIANT
Ce sont des paysans?
GABRIEL
Ça se voit, mais avoue qu'ils ont un style bien curieux. Ils ont l'air de sortir d'un retable...
Les douze danseurs exécutent des danses.
Après eux s'avance un groupe de cinq jeunes filles rustiquement vêtues de blanc, représentant les Vierges folles, avec leurs lampes
éteintes. Elles s'arrêtent et chantent le cantique des Vierges folles :
Voici les Vierges folles,
Écoutez nos paroles,
Mais ne nous suivez pas.
Nos lampes sont éteintes,
Nous vivons dans la crainte
Et l'ombre d'ici-bas.
Ne nous imitez pas... [620]
Puis viennent les Vierges sages qui s'arrêtent à leur retour et chantent leur cantique:
Voici les Vierges sages.
Dès notre plus jeune âge
Nous avons loué Dieu
Et nos yeux le contemplent
Dans la gloire des deux.
Imitez notre exemple
Et vous serez heureux...
Ensuite, isolée, en longue robe plus ou moins préraphaélite, et couronnée de fleurs, s'avance Isabelle qui figure saint Gabriel, l'archange de l'Annonciation. Son passage à travers la foule des déments et de leurs patrons, éveille de sourds murmures d'étonnement. On entend chuchoter: «C'est elle!... c'est elle!... Isabelle. La princesse Isabelle!... Elle est belle...» Puis des applaudissements intimidés et une sorte d'échauffourée discrète que répriment, promptement, à voix basse, les patrons.
L'ÉTUDIANT
C'est la petite dont tu m'as parlé ?
GABRIEL
Oui.
L'ÉTUDIANT
Elle est curieuse...
GABRIEL
Oui.
L'ÉTUDIANT
Crois-tu qu'on puisse la guérir?
GABRIEL
Je l'espère.
L'ÉTUDIANT
Attention... Elle se rapproche... Elle t'a vu... [621]
GABRIEL
Oui.
L'ÉTUDIANT
Veinard!...
GABRIEL, outré
Tais-toi ou je te casse la gueule!...
Ici, fendant la foule, déboule l'Ours, qui se jette aux pieds d'Isabelle et, poussant des grognements, baise frénétiquement le bas de sa robe. Stupeur, émotion, cris et remous dans la masse des déments. Tous veulent voir et, croyant Isabelle attaquée, la défendre. Le bourgmestre, entouré de patrons, se précipite au secours d'Isabelle et la dégage avec l'aide de Gabriel.
LE BOURGMESTRE, aux patrons
Attention ! Attention !... Ils sont énervés par l'orage. Ils pourraient devenir dangereux!
UN PATRON
Faites-les rentrer à l'église !... C'est un baril de poudre ! C'est un baril de poudre!...
LE BOURGMESTRE
II a raison. Profitons de l'orage qui menace. On ne sait pas ce qui peut arriver... À l'église! À l'église!... Voici l'orage!... Voici la pluie...
LES PATRONS, courant à la tête de la procession et lui faisant faire demitour
Panique.
A. l'église!... À l'église!... Voici l'orage!...
Coups de tonnerre lointains. Il faut qu 'on sente passer la menace de la folie collective. [622]
Sous l'église
Une douzaine de fous réfugiés dans un coin de la crypte. Nuit. Deux lanternes.
UNE VOIX PLAINTIVE ET CHEVROTANTE
La princesse Isabelle,
La petite Isabelle...
Elle était la plus belle...
Je suis amoureux d'elle...
AUTRES VOIX
Moi aussi, moi aussi...
PREMIÈRE voix
Elle était notre reine...
C'est la seule que j'aime...
AUTRES voix
Moi aussi, moi aussi...
Nous aussi, nous aussi...
PREMIÈRE VOIX
La princesse Isabelle,
La petite Isabelle...
Quand elle est avec nous,
Nous ne sommes plus fous !
Tous les autres sont fous,
Quand elle est avec nous...
TOUTES LES voix
Plus de fous parmi nous.
Tous les autres sont fous,
Quand elle est avec nous... [623]
Sur la grand place
GABRIEL, apercevant Isabelle
Bonjour, petite princesse... Où étais-tu, que deviens-tu? Que faisais-tu? Voilà plus de trois jours que je ne t'ai vue...
ISABELLE
Mais je ne t'ai pas vu non plus... Pourquoi n'es-tu pas venu me voir?...
GABRIEL
Je n'ai pas pu... Il m'a fallu aller à Louvain faire des recherches dans la bibliothèque pour le professeur «Comprenez-moi bien».
ISABELLE
Je me demandais ce qui se passait, et mon ange ne me répondait plus...
GABRIEL
II était avec moi...
ISABELLE
Croyez-vous que ce soit possible ?...
GABRIEL
Pourquoi pas?... Tout n'est-il pas possible en ce monde depuis que les anges le visitent? Mais où allais-tu de ce pas?
ISABELLE
À la sacristie, voir les enfants de chœur et prendre les mesures pour les dentelles... Vous avez l'air triste, petit docteur, qu'y a-t-il?
GABRIEL
Tu sais, la petite morte dont je te parlais l'autre jour ? [624]
ISABELLE
Oui.
GABRIEL
Eh bien, elle ne vit plus...
ISABELLE
Elle ne vit plus? Qu'est-ce qu'elle fait?...
GABRIEL
Elle a cessé de vivre.
ISABELLE
Quand ?
GABRIEL
Hier soir.
ISABELLE
Pourquoi ?
GABRIEL
Nous n'en savons rien. Je t'avais dit que nous avions l'intention de faire venir son frère. Il est venu. Quand elle l'a vu, elle s'est écrié: «Mais, tu vis! Alors, je vis aussi!...» A peine eut-elle dit qu'elle vivait qu'elle ne vivait plus... Le cœur s'était arrêté et elle est morte dans les bras de son frère...
ISABELLE
Je veux la voir.
GABRIEL
Pourquoi?... C'est bien triste...
ISABELLE
Mais non, ce n'est pas triste. [625]
GABRIEL
As-tu déjà vu un mort ou une morte ?
ISABELLE
Non, mais je sais ce que c'est. D'ailleurs, elle n'est pas morte.
GABRIEL
Nous sommes trois médecins qui l'avons constaté.
ISABELLE
Je sais qu'elle n'est pas morte.
GABRIEL
Pourquoi ?
ISABELLE
Mon ange me l'aurait dit.
GABRIEL
Peut-être ne le sait-il pas encore... Cherchant à l'entraîner. Viens. Tu la verras plus tard...
ISABELLE
Je veux la voir tout de suite...
GABRIEL
Viens... C'est trop triste...
ISABELLE
Je sais qu'elle est heureuse...
GABRIEL
Pourquoi ?
ISABELLE
Tous les morts sont heureux.
GABRIEL
Qu'en sais-tu? [626]
ISABELLE
Je vois les morts comme si j'étais morte.
GABRIEL
Mais tu viens de dire que tu n'en avais jamais vu...
ISABELLE
Je n'ai pas besoin de les voir...
GABRIEL
C'est ce que je dis.
ISABELLE
Mais je veux voir celle-ci...
GABRIEL
Si tu pouvais faire quelque chose, je comprendrais... Mais il n'y ; a rien à faire...
ISABELLE
Je ferai ce qu'elle me demandera.
GABRIEL
Elle ne te demandera rien.
ISABELLE
C'est ce que nous verrons.
GABRIEL
C'est tout vu... Viens...
ISABELLE
Je connais les morts mieux que vous.
GABRIEL
N'oublie pas que je suis médecin.
ISABELLE
Ils ne connaissent pas les morts ; ils les font. [627]
GABRIEL
Où as-tu pris ces idées?
ISABELLE
Je ne les ai pas prises, on me les a données...
GABRIEL
Qui?
ISABELLE
Toujours lui...
GABRIEL
II te dit de ne pas la voir.
ISABELLE
Ce n'est pas à vous, mais à moi qu'il parle... Je sais ce que je dis, je sais ce que je fais.
GABRIEL
Tu auras peur de la mort...
ISABELLE
Pas du tout... Je trouve qu'on ne meurt pas assez souvent... Si vous ne voulez pas venir avec moi, j'irai seule...
Elle fait mine de s'éloigner.
GABRIEL
Je ne peux pas permettre... Il faut que je demande l'autorisation.
ISABELLE
A qui?
GABRIEL
Au directeur. [628]
ISABELLE
Moi aussi, j'ai mon directeur. Je connais la maison... J'y vais seule...
GABRIEL
Je te suis...
La chambre de la petite morte
Entre Isabelle suivie de Gabriel.
GABRIEL
La voici.
ISABELLE
Où est-elle ?
GABRIEL
Sur le lit, derrière les rideaux...
ISABELLE
Prions l'ange... Elle s'agenouille.
VOIX DU SACRISTAIN, dans la rue, sous la fenêtre ouverte
Les morts du cimetière
Sont-ils fous sous la terre ?
Y a-t-il des morts fous ?
On n'en sait rien du tout.
VOIX DU FOSSOYEUR, également dans la rue, sous la fenêtre
Mais si, mon vieux, mais si,
On sait bien qu'on sait tout,
Et tout le reste aussi... [629]
GABRIEL, regardant dans la rue
C'est le fossoyeur...
VOIX DU FOSSOYEUR
On sait bien qu'ils sont fous.
Les fous ne sont pas morts,
Mais tous les morts sont fous.
Et s'ils n'étaient pas fous,
Ils ne seraient pas morts.
Et s'ils n'étaient plus morts,
Us ne seraient plus fous !
Ils ont tort, ils ont tort!
Pourquoi m'avoir fait ça?...
VOIX DU SACRISTAIN
Us ne pouvaient peut-être pas faire autrement ?
VOIX DU FOSSOYEUR
Mais si, mon vieux, mais si.
Quand on fait ce qu 'on peut,
On fait tout ce qu'on veut...
Je les ai vus de près.
Ils l'ont tous fait exprès...
Pourquoi m'avoir fait ça!
Car ils me devaient tout,
Et je sauvais leur vie
En les enterrant tous...
Tout, tout, tout, tous, tous, tous!
Tous, tous, tous, tout, tout, tout!...
GABRIEL, dans la chambre
Je ferme la fenêtre ?
ISABELLE
Oui.
Elle s'approche du lit, confiante, souriante, épanouie, regarde longuement la morte, se met à trembler, puis, se retourne vers
Gabriel, livide, décomposée, épouvantée, en lui disant: «Viens, [630] viens, j'ai vu!... » et sort précipitamment, chancelante et soutenue par Gabriel.
La chambre de la princesse Isabelle
Chambre très simple, blanchie à la chaux. Lit à rideaux blancs. Tout est blanc. Porte à droite. Fenêtre à gauche, éclairée par la lune.
ISABELLE, étendue sur son lit. Elle dort et parle en rêvant
Gabriel ! Gabriel ! Où es-tu? Tous les anges sont là !... Et des ailes, des ailes !... Toute la chambre est une aile ! Il y en a! Il y en a! Je ne vois plus les visages!... Je ne vois que des ailes! Gabriel! où es-tu? Gabriel ! Gabriel !... Ils sont tous avec toi !... C'est le jour de nos noces... Ils sont tous dans la chambre... Tout le ciel est entré dans ma chambre !... On frappe à la fenêtre. Elle se réveille en sursaut et se dresse à demi. Qui est là? On a frappé ! Gabriel !... Ivo, c'est toi? Regardant la fenêtre où paraît la tête de l'Ours éclairée par la lune. Ah!... Le monstre!... Il est là!... Ivo! Gabriel!... Ivo! Au secours!... Et je suis toute seule !... Elle court à la porte et essaie de l'ouvrir. Elle est fermée à clef!... Ils m'ont enfermée dans ma chambre!... Elle court, affolée, dans la chambre. Regardant le monstre. Va-t'en! Va-t'en!... C'est l'enfer!... Ivo! Ivo ! où es-tu ? Le visage de l'Ours disparaît. Il n'y est plus ! Elle se rapproche de la fenêtre, attend un moment, puis l'ouvre avec circonspection. OÙ est-il ?... Ivo! Ivo!... Gabriel, au secours!...
IVO, du dehors
Voilà!...
ISABELLE
C'était le fou !
IVO, dont la tête paraît à la fenêtre
Où est-il? [631]
ISABELLE
Je ne sais pas... Il était là... Il ricanait... Il voulait entrer... Il n'a plus qu'une dent!
IVO
Où est-il?
ISABELLE
Dehors...
IVO, disparaissant
Je vais le tuer.
ISABELLE
Non, non, pas ce soir!...
IVO
Demain matin.
ISABELLE
Non, non, pas du tout!...
ÏVO, reparaissant
Pourquoi ?
ISABELLE
Parce qu'il vit!...
IVO
J'ai la clef!...
ISABELLE
Quelle clef?
IVO
De l'eau.
ISABELLE
Quelle eau? [632]
IVO
Du parc.
ISABELLE
Quel parc?
IVO
Le parc de l'eau.
ISABELLE
Non?...
IVO
Si!...
ISABELLE
Montre-la!...
IVO
La voilà !
ISABELLE
Comment l'as-tu ?
IVO
Je l'ai prise.
ISABELLE
A qui?
IVO
A celui qui l'avait.
ISABELLE
Qui l'avait?
IVO
Le garde. [633]
ISABELLE
II le saura.
IVO
Je ne lui dirai pas.
ISABELLE
As-tu vu l'eau ?
IVO
Oui.
ISABELLE
Elle est large ?
IVO
II y en a beaucoup...
ISABELLE
On en voit le bout?
IVO
Quel bout?
ISABELLE
L'autre bout.
IVO
Non.
ISABELLE
Allons-y tout de suite. Est-ce loin?
IVO
Non.
ISABELLE
Par où faut-il aller? [634]
IVO
Marche devant moi.
ISABELLE
Mais je ne sais pas où elle se trouve.
IVO
Comment faire ?
ISABELLE
Je te suivrai.
IVO
C'est une idée!...
ISABELLE
Mais je ne peux pas sortir. La porte de ma chambre est fermée à clef.
IVO
Et la fenêtre ?
ISABELLE
C'est vrai. Mon voile ! Où est mon voile !...
Elle le trouve, s'en enveloppe et enjambe le seuil de la fenêtre.
Ivo la reçoit dans ses bras.
Dans le parc - Devant le lac
ISABELLE
C'est ici. Je la vois et je la reconnais. Elle m'attendait. C'est bien celle que me montrait l'ange... Ivo, laisse-moi... Il faut que je sois seule avec lui, avec elle... Sinon, ils ne répondraient pas... Ils sont [635] là. Retourne à l'entrée du parc et referme la porte, que personne ne s'en doute et ne puisse venir jusqu'ici... Tu as compris?
IVO
Oui.
ISABELLE
Vas-y et ne reviens que lorsque je te rappellerai.
Ivo s'éloigne. Elle descend vers l'eau en chantant.
Deux enfants royaux se trouvaient
À l'autre bout du monde;
Mais se rapprocher ne pouvaient,
L'eau était trop profonde,
À l'autre bout du monde,
Au bout de l'autre monde...
Elle entre dans l'eau, lentement, en faisant des gestes d'appel vers l'autre rive.
Je viens, je viens!... Saint Gabriel et saint Michel, saint Michel et saint Raphaël... Tout à coup, perdant pied et se débattant dans l'eau, avec un grand cri de détresse. Gabriel! Gabriel!... Où es-tu?...
Elle disparaît.
Ivo qui ne s'était pas éloigné, entend le cri, accourt, ne la voit plus, se jette à l'eau, plonge d'abord, sans la retrouver, puis est saisi par elle qui s'accroche en paralysant ses mouvements. Ils se débattent et coulent tous les deux, puis reviennent à la surface. Elle est déjà inerte, lui à moitié noyé, nageant d'un bras, la pousse vers la rive vu elle échoue et reste étendue sans connaissance. Il la regarde, hébété, n'y comprenant rien, se met à sangloter, doucement, en murmurant: «Isabelle, Isabelle!...» soulève la tête qui retombe, et enfin, ne sachant plus que faire, prend le corps dans ses bras et l'emporte en courant comme un fou, vers la sortie du parc. [636]
Une meule dans la campagne
Entrent deux aliénés.
L'UN
Ici.
Il s'assied devant la meule.
L'AUTRE
Pourquoi ?
L'UN
On ne peut pas nous voir...
L'AUTRE
Crois-tu?...
L'UN
C'est sûr... Je la connais... J'ai trouvé la clef de la cave du patron...
L'AUTRE, émerveillé
Non?...
L'UN
La voici... Puis voilà le flacon et les cartes...
L'AUTRE
T'en as bu?...
L'UN
Pas beaucoup...
L'AUTRE
II y en a pour moi?... [637]
L'UN
Pas encore. Jouons d'abord... Si tu gagnes t'en auras aussi...
Il allume sa lanterne, distribue les cartes et ils se mettent à jouer.
Passe près d'eux, affolé, ruisselant, Ivo qui porte Isabelle.
PREMIER ALIÉNÉ
Tu as vu ?
L'AUTRE
Oui.
L'UN
C'est Ivo!...
L'AUTRE
Oui.
L'UN
C'est Isabelle!...
L'AUTRE
Oui.
L'UN
Elle est morte!...
L'AUTRE
Non, non, elle est mouillée!...
L'UN
Imbécile!... Je te dis qu'elle est morte!...
L'AUTRE
Ce n'est pas moi... Elle est mouillée!... Lui aussi!...
L'UN
Où va-t-il?... [638]
L'AUTRE
A la maison...
L'UN
II l'a tuée!... Il veut s'élancer à la poursuite d'Ivo. Au secours! Au secours!... Je veux le dire à tous!...
L'AUTRE, le retenant de force et lui mettant la main sur la bouche
Non, non... Tais-toi !... Ne bouge pas !... On dira que c'est nous !...
L'UN, se débattant
Elle est morte!... Elle est morte!... Il l'a tuée!... À mort!... À mort !... lâche-moi !...
L'AUTRE
Non, non, elle est mouillée!... Ce n'est pas notre affaire!... On dira que c'est nous!...
L'UN
Si tu dis que c'est moi, je dirai que c'est toi!...
L'AUTRE
Tu sais bien que c'est toi, toi, toi!...
L'UN
Veux-tu me lâcher, oui ou non?...
L'AUTRE
Non, non, non!...
L'UN
Je te tue!... Je vais le dire au mathématicien!...
Ils se battent. La lanterne est renversée et s'éteint. Le premier, d'un coup de poing, envoie rouler le second, et court à travers champs en hurlant: «Au secours!... Au secours!... Le mathématicien!... Le mathématicien!...» [639]
La grange des Claus
H n'y a pas de fenêtre. La grande porte charretière est fermée à l'aide d'une barre de bois. Une cinquantaine de fous sont réunis dans l'obscurité qu'éclairent seules quelques bougies et deux ou trois lanternes d'écurie. Le mathématicien, juché sur des bottes de paille, prend la parole.
LE MATHÉMATICIEN
Mes amis, j'ai tenu à réunir ici, à l'insu de nos patrons, ceux d'entre vous en qui j'ai confiance. Puissent les malheureux qui n'ont pas répondu à mon appel, ne pas nous trahir. Je ne sais si vous êtes au courant de ce qui s'est passé ?
VOIX DIVERSES
Oui... Non... Qu'est-ce que c'est?... Moi, je sais tout... Moi, je ne sais rien... Quoi?... Quoi?... Dites vite..., etc.
LE MATHÉMATICIEN
Ne perdons pas de temps. Les minutes sont précieuses... La jolie petite Isabelle, notre princesse Isabelle, arrivée ici depuis trois semaines et qui était, vous le savez, le charme et le sourire de notre colonie, il lui est arrivé malheur...
VOIX DIVERSES
II lui est arrivé malheur?... Quel malheur?... Que s'est-il passé?...
LE MATHÉMATICIEN
Je le repète, il lui est arrivé malheur, au moment où j'allais lui faire toucher du doigt l'exactitude de mes calculs et lui expliquer la lutte du Néant contre l'Être, lutte étemelle, épouvantable et sans issue, d'où procèdent tous nos maux. Mes calculs ont passé à travers l'incalculable ; et, derrière l'incalculable, je retrouve l'infini... Je renouvelle toute la mathématique transcendantale. Einstein et l'abbé Le Maître sont confondus, pourfendus, trucidés et réduits à merci!... [640]
VOIX DIVERSES
Oui, oui... Qu'est-ce que c'est?... Qu'est-ce qu'il dit?... Il parle bien... Qu'est-ce qu'on lui a fait?... Où est-elle?...
LE MATHÉMATICIEN
Un instant de silence, s'il vous plaît... En même temps que le malheur qui nous frappe, j'ai à vous annoncer une heureuse nouvelle... Nuntio vobis gaudium magnum. Habemus denique tandem Victoriae navem!... Nous avons enfin le vaisseau de la victoire !... Je viens de mettre au point la plus grande invention de ma vie, l'invention du paquebot élastique, du paquebot extensible et rétrécissable, du paquebot télescope ou accordéon...
VOIX DIVERSES
Oui, oui, élastique, élastique! télescope! télescope!... Non, non, accordéon! accordéon!...
LE MATHÉMATICIEN
Un moment s'il vous plaît... Il s'agit du navire qui rentre en lui-même, comme une longue vue, si bien qu'il ne tient plus qu'une place insignifiante, qu'il s'insinue dans n'importe quel port, qu'il n'encombre plus les quais, qu'on peut le remiser dans une grange comme celle-ci, qu'on peut le démonter et même le débiter en tranches comme un pâté de lièvre...
VOIX DIVERSES
Oui, oui ; il a raison... Le pâté, le pâté... Tout en tranches !... Tout en tranches!...
LE MATHÉMATICIEN
Avez-vous réfléchi et voyez-vous ce qui se passe, en cas de guerre, dans un combat naval?... Le vaisseau disparaît ou du moins se contracte à tel point que les canons de l'ennemi ne trouvent plus de cible!... La mer nous appartient et nous pouvons enfin entonner le péan et crier sans remords : à bas la guerre ! car toute guerre sera la mort certaine et sans phrases de l'ennemi... [641]
VOIX DIVERSES
Oui, oui... Il a raison!... Plus de guerre! plus de guerre!...
D'AUTRES VOIX
Non, non... C'est le contraire !... La guerre, c'est la victoire et la mort de l'ennemi!...
D'AUTRES VOIX
Non, non, plus d'ennemis, plus d'ennemis!... Nous n'en voulons plus!... Nous n'en voulons plus!... Isabelle! Isabelle!...
LE MATHÉMATICIEN
Attendez, attendez... Calmez-vous... Je vous expliquerai... Ne m'interrompez plus... Je vous dirai tout en deux mots... Notre petite princesse est tombée, à moins qu'elle n'ait été jetée, hier soir, dans le grand étang du parc...
VOIX DIVERSES
Non! Non! Non!... Si! Si! Si!
LE MATHÉMATICIEN
II paraît qu'Ivo, le Taiseux, le fils du patron de la ferme où nous sommes, l'a sauvée, à moins que ce ne soit lui qui l'ait jetée à l'eau. Vous savez qu'Ivo est un peu...
VOIX DIVERSES
Oui, oui... Tout à fait!... Et les patrons aussi... Tous les patrons d'ailleurs... Ils disent que c'est nous, mais c'est eux, toujours eux, etc.
UN ALIÉNÉ
Elle est morte, je l'ai vue !...
DES voix
Non, non!... Ce n'est pas possible!...
L'ALIÉNÉ
Je l'ai vue... [642]
LE MATHÉMATICIEN
Où l'as-tu vue?
L'ALIÉNÉ
Devant la grande meule...
LE MATHÉMATICIEN
Quelle meule?...
L'ALIÉNÉ
Là-bas, derrière, dans le champ. C'est Ivo qui la portait... Elle était morte...
L'AUTRE ALIÉNÉ
Non, non... Mouillée, mouillée.
L'ALIÉNÉ
Ce n'est pas vrai... Il était saoul...
L'AUTRE ALIÉNÉ
Ce n'est pas vrai... C'est toi qui avais bu!...
LE MATHÉMATICIEN
Silence... Nous verrons bien...
DES VOIX
Comment ?
LE MATHÉMATICIEN
En allant voir...
DES voix
Oui, oui... Il a raison... Mais quand, mais quand?...
LE MATHÉMATICIEN
Après la réunion... [643]
DES VOIX
Non, non... Tout de suite!... Tout de suite! Non, non!... Laissez-le parler... Laissez-le parler...
LE MATHÉMATICIEN
Nous sommes d'accord... Que s'est-il passé? Est-elle morte, est-elle encore en vie?... Se trouve-t-elle à la ferme, ou l'a-t-on portée à l'hôpital ou à la morgue ?... Nous n'en savons rien. On nous laisse dans une ignorance outrageante... Nous ne comptons plus, et quand nous interrogeons, comme je l'ai fait, on nous répond que ce n'est rien, que ce n'est pas notre affaire, que nous n'avons pas à nous inquiéter, qu'on a fait tout le nécessaire... Je trouve qu'en voilà assez!... Je trouve qu'on se moque de nous... Je trouve qu'autant que nos fameux patrons, nous sommes des êtres humains et qu'à ce titre, nous avons droit à la vérité...
VOIX CONFUSES
C'est vrai!... Il a raison!... On nous traite comme des veaux!... Nous ne sommes pas plus bêtes qu'eux!... Au contraire... On en a assez! À bas les patrons!... Oui! Oui!... Le meilleur ne vaut rien... À l'eau !... À l'eau !... À la potence !... Pas le mien !... Il est très bon... Parce que vous lui léchez les pieds... Je ne lécherais pas les tiens, ils sentent trop mauvais... Je te les mettrai au derrière, ils sentiront encore plus mauvais!... Répétez ça tout de suite!... Tant que vous voudrez!... etc.
LE MATHÉMATICIEN, intervenant
Silence!... Pas d'allusions blessantes!... Ne faites pas de bruit... Vous allez ameuter les patrons...
UNE VOIX DE STENTOR
Silence!... Silence!... Silence!...
LE MATHÉMATICIEN
Ne criez pas si fort!... On vous entend jusqu'à l'église!...
LA VOIX DE STENTOR
Je crie parce qu'ils font trop de bruit... [644]
LE MATHÉMATICIEN
Oui, mais vous en faites plus qu'eux...
LA VOIX DE STENTOR, de plus en plus fort
Ce n'est pas le même bruit. Silence ! Silence ! Silence !
L'HOMME AU CLAIRON
Voulez-vous que je sonne L'Appel médical ou Le Réveil des cieuxî
UN AUTRE
J'ai apporté mon chaudron et deux cuillers à pot, pour battre le tambour, afin d'imposer le silence !
LE MATHÉMATICIEN
Silence... Pour l'amour de Dieu...
LA VOIX DE STENTOR
Silence ! Silence ! Silence !
LE MATHÉMATICIEN
Je vais être obligé de vous faire expulser...
LA VOIX DE STENTOR
Moi?... Par qui?... Parce que je fais mon devoir?... C'est vous qui ne faites pas le vôtre ! Vous êtes incapable de maintenir l'ordre.
LE MATHÉMATICIEN
Je ne maintiens pas l'ordre parce que vous le troublez !
LA VOIX DE STENTOR
Je le trouble parce que vous ne le maintenez pas!...
LE MATHÉMATICIEN, levant les bras au ciel
Où allons-nous, Seigneur, où allons-nous!...
VOIX DIVERSES
A la porte !... A la porte !... [645]
LE MATHÉMATICIEN
Oui, oui... À la porte... À la porte!...
VOIX DIVERSES
Non, non, vous, vous !
LE MATHÉMATICIEN
Qui? Moi?
VOIX
Oui, oui... Vous, vous!...
AUTRES VOIX
Non, non, l'autre, l'autre!...
AUTRES VOIX
Tous les deux, tous les deux!...
LE MATHÉMATICIEN
J'en ai assez!... Je m'en vais...
Rfait mine de descendre des bottes de paille. Applaudissements nourris. Il remonte sur les bottes.
Puisque vous l'exigez, je reviens et je reste...
VOIX DIVERSES
Oui. Non. Oui, oui. Non, non... À coups de pieds, à coups de poing, sur les fesses et la gueule..., etc.
UN FOU, imitant le chant du coq
Cororico! Cocorico! Cocorico!...
On ne peut plus l'arrêter.
LE MATHÉMATICIEN
Voyons, voyons... Où allons-nous? C'est insensé... Je vais donner ma démission... Je vous en prie, ne nous énervons pas... L'incident est clos... Il s'agit de savoir ce que nous allons faire. Faut-il aller tout de suite et tous ensemble demander justice à la ferme ou à [646] l'hôpital, exiger qu'on nous confie la morte ou la vivante, qu'on la mette sous notre protection et qu'on nous dise la vérité?... Ou bien est-il préférable, pour procéder plus régulièrement, avec ordre et mesure, de fonder, séance tenante, un syndicat que nous appellerons le Grand Syndicat de la Délivrance?...
VOIX CONFUSES
Aux voix, aux voix... Oui, oui, il a raison... Il parle bien. Le Syndicat!... Le Syndicat de la Délivrance!... Mais non!... Mais si!... Allons voir d'abord ce qu'on a fait... À quoi bon ? Boum ! Boum !... Pif! Paf! Trouf! Trouf! Bout! Bouf!... Trout! Trout!... Houssa, houssa! l'houssassassa!... Tous reprennent en chœur. Houssa, houssa, l'houssassassa !... Puis le sacristain se met à hurler à tue-tête en s'accompagnant de l'accordéon.
Au lieu de guérir
Les gens qui sont fous,
II faut rendre fou
Ce qui n 'est pas fou.
Car qui n 'est pas fou,
Car qui n 'est plus fou.
N'est plus rien du tout !
Délire. Tous reprennent en chœur et se mettent à danser.
Car qui n'est pas fou,
Car qui n 'est plus fou,
N'est plus rien du tout!...
Houssa! Houssa! L'houssassa!
L'houssassa! Sassa!...
Hourra! Hurrah!... L'hourrarah!
Bah! Bah!...
Vive le sacristain!... Sacristi!... Sacristain! Sacristi!...
LE MATHÉMATICIEN
C'est à devenir fou!... J'y renonce... Où sommes-nous? Je n'en peux plus!...
LA VOIX DE STENTOR
Silence ! Silence ! [647]
LE MATHÉMATICIEN
Silence!... Vous n'avez pas honte!... Puisque vous l'exigez, je retire ma démission et je vous propose d'élire le bureau.
UNE VOIX
Quel bureau?
LE MATHÉMATICIEN
Le bureau du Syndicat.
VOIX CONFUSES
Oui, oui, le bureau, le bureau! Non, non, pas de bureau! pas de bureau ! Un bureau ! Deux bureaux ! Trois bureaux !... Non, non, pas de bureau. De la paille, de la paille et c'est tout!
LE MATHÉMATICIEN
II en faut un, vous dis-je, sinon rien à faire. On ne nous prendrait pas au sérieux. Sinon, pas d'union possible... En voulez-vous un, oui ou non?
VOIX CONTRADICTOIRES
Oui! oui! non! non! non!
L'HOMME À LA CASSEROLE, la frappant à tour de bras
Pas de bruit! Pas de bruit! Ils vont nous entendre!...
LE MATHÉMATICIEN
Voulez-vous élire le président?
UNE VOIX
Oui!... Oui!... Un président!... C'est plus beau, c'est plus distingué...
VOIX CONFUSES
Président!... Président!... Silence! Silence! Moi, moi, moi!... Je suis le plus vieux !... Je suis le moins bête ! J'ai l'habitude !... Je suis le plus grand!... Je suis le plus gros!... Un président... Deux présidents!... [648] Dix présidents!... Tous présidents!... Oui, oui, tous présidents! Moi! Moi! Moi! Egalité!...
L'Ours se dresse, s'avance en poussant des grognements. Des voix s'élèvent : « Voilà le Président ! Oui ! Oui ! Voilà le Président !
Voilà le Président! » On entoure l'Ours, on le porte en triomphe:
« Vive notre Président ! Président ! Président ! Autres voix : Non ! non! c'est un monstre! Il fait peur!» etc. Le vacarme est au comble. Le clairon sonne le Réveil médical. L'homme au chaudron redouble ses batteries. Le mathématicien crie à tue-tête:
«Idiots! Idiots! Je vais les tuer!... Tous! Tous!» Les bougies et les lanternes sont renversées. On commence à se battre dans l'obscurité quand on frappe à la porte charretière. Silence. Un fou l'ouvre, et une dizaine de patrons, munis de lanternes, paraissent dans l'embrasure. Ils sont très calmes. L'un d'eux crie: «Pierre, tu es là?...» Une voix répond: «Oui... Viens, nous rentrons à la maison.» Un autre appelle Jean, Louis...
Joseph, etc. Chaque patron emmène son fou qui le suit docilement. Les autres se dispersent, en silence, dans la nuit.
La chambre d'Isabelle
Quelques fleurs, fenêtre ouverte sur la campagne. Isabelle est couchée. Gabriel est assis au chevet.
GABRIEL
Ça va mieux, petite princesse?...
ISABELLE
Oui, oui...
GABRIEL
Ah ! tu nous a fait peur !... On a cru, un moment, qu'il était trop tard. Ton petit cœur avait cessé de battre... Que s'est-il passé? [649]
ISABELLE
Je ne sais plus moi-même. Je suis tombée à l'eau, je ne sais plus comment, et si tu n'avais pas été là...
GABRIEL
Moi?... Mais je n'étais pas là...
ISABELLE
Pourquoi dis-tu cela, mon petit Gabriel?... Tout le monde sait bien que c'est toi qui m'a sauvée...
GABRIEL
C'est absurde... Je te jure que je n'y étais pas... Je le regrette assez... Si j'avais été là, tout cela ne serait pas arrivé...
ISABELLE
Pourquoi dis-tu que tu n'étais pas là?
GABRIEL
Mais parce que je n'y étais pas... Il n'y a pas moyen de dire autre chose...
ISABELLE
Alors je ne sais plus ce que je dis ?
GABRIEL
Je commence à le croire...
ISABELLE
Tu as honte ou tu regrettes de m'avoir sauvée?
GABRIEL
Je donnerais ma vie pour t'avoir sauvée, mais j'étais loin de toi; j'étais à l'hôpital, au chevet d'une malade, et je n'ai appris l'accident que lorsque tu étais déjà dans ta chambre et presque hors de danger... C'est le brave Ivo qui t'a sauvée... [650]
ISABELLE
Ce n'est pas vrai et ce n'est pas possible... Je sais tout de même mieux que toi qui était là et qui n'y était pas...
GABRIEL
Ma petite Isabelle, ne te tourmente pas ainsi... Je suis prêt à croire tout ce que tu me dis, pour te faire plaisir... Tu n'as pas encore rassemblé tes idées, et c'est tout naturel après un choc pareil...
ISABELLE
J'ai toutes mes idées... Il ne faut pas me croire pour me faire plaisir... Je sais mieux que toi ce que je dis... C'est toi qui me parais bizarre... Qu'est-ce que je t'ai fait? Pourquoi ne veux-tu pas que je te doive la vie ?
GABRIEL
Tu as dit à Ivo que c'est moi qui t'ai sauvée?...
ISABELLE
Naturellement que je le lui ai dit... Je l'ai dit à tout le monde...
GABRIEL
Et Ivo, qu'a-t-il dit?
ISABELLE
Rien du tout.
GABRIEL
II est complètement idiot... Où est-il? Je vais l'interroger.
ISABELLE
II pleure dans la cuisine.
GABRIEL
Pourquoi pleure-t-il?
ISABELLE
Je ne sais pas... Il est comme ça depuis quelque temps... [651]
GABRIEL
Je vais l'appeler. Ouvrant la porte et criant dans l'escalier. Ivo !... Ivo ! tu es là? Voix d'Ivo: Oui! Veux-tu monter un instant? Mlle Isabelle te demande... Rentrant dans la chambre. Nous allons voir et tout va s'expliquer... Entre Ivo. Bonjour Ivo. C'est bien toi, n'est-ce pas, qui as sauvé la princesse Isabelle ?
IVO
Elle ne le dit pas.
GABRIEL
Oui, mais toi, que dis-tu?
IVO
Je dis ce qu'elle dit.
ISABELLE
Tu vois?...
GABRIEL
C'est toi qui as demandé à Ivo de dire que c'est moi qui t'ai sauvée?
ISABELLE
Ivo, t'ai-je demandé quelque chose?...
IVO
Rien.
ISABELLE
Ce n'était pas nécessaire, puisqu'il le savait aussi bien que moi.
GABRIEL
Voyons, voyons... De qui se moque-t-on, qui trompe-t-on ici... Est-ce moi qui commence à perdre la tête, à force de vivre avec des gens qui n'en ont plus?... Pourquoi veux-tu que ce soit moi, quand tout le monde sait, clair comme le jour, que c'est Ivo ? [652]
ISABELLE
Parce que tout le monde ne sait rien... Parce que tout le monde se trompe, excepté moi et Ivo.
GABRIEL
Pourquoi Ivo saurait-il quelque chose? Il était donc là?...
ISABELLE
Je ne sais pas...
GABRIEL
Sais-tu nager, Ivo?
IVO
Pas beaucoup.
ISABELLE
Tu vois... Et toi, tu nages très bien, puisque tu m'as sauvée... Pourquoi veux-tu que ce soit Ivo ?
GABRIEL
Parce que j'aurais honte d'enlever à un brave garçon sans défense l'honneur d'avoir risqué sa vie pour te sauver. Car il risquait sa vie, puisqu'il vient d'avouer qu'il ne sait pas «beaucoup nager», comme il dit, ce qui veut dire qu'il ne sait pas nager du tout, car on sait nager ou on ne sait pas. Et puis, c'est bien simple, qui est-ce qui t'a portée, ruisselante, jusqu'à la ferme?... Ce n'est pas moi, n'est-ce pas?... Et que répondras-tu quand le père et la mère Claus te diront que c'est Ivo? Tout cela ne tient pas debout...
ISABELLE, presque en larmes
Pourquoi m'en veux-tu, Gabriel?...
GABRIEL
Mais je ne t'en veux pas, ma pauvre petite fille... Je veux simplement la vérité... Tu ne peux pas me la dire, parce que tu ne la connais pas. Avais-tu perdu connaissance lorsqu'on t'a sauvée? [653]
ISABELLE
Oui. Je croyais que j'étais morte. Je sais maintenant ce que c'est que d'être morte... Ce n'est pas terrible...
GABRIEL
On le dit...
ISABELLE
On ne sent rien du tout... On part tout de suite et on n'arrive nulle part...
GABRIEL
Mais si tu avais perdu connaissance, comment pouvais-tu savoir que c'était moi qui te sauvais?...
ISABELLE
Parce que ce ne pouvait être que toi...
GABRIEL
Qu'as-tu fait, la nuit de l'accident, et comment étais-tu dans le parc défendu?
ISABELLE
Je ne sais pas...
GABRIEL
Comment y es-tu entrée ?
ISABELLE
Je ne me rappelle plus...
GABRIEL
Si le père « Comprenez-moi bien » était ici, il me dirait de prendre note... Voyons, tâche de te rappeler ce qui s'est passé. Quand tu as senti que tu te noyais, qu'as-tu fait?...
ISABELLE
J'ai crié: «Gabriel! Gabriel!...» N'est-ce pas vrai, Ivo?... [654]
IVO
J'ai entendu.
ISABELLE
Tu vois? C'était donc toi.
GABRIEL
C'est ton ange que tu appelais.
ISABELLE
Quel ange?
GABRIEL
L'ange Gabriel qui venait te voir chaque nuit.
ISABELLE
Tu venais me voir chaque nuit?...
GABRIEL
Non, non, l'autre, celui qui a des ailes...
ISABELLE
Je ne sais pas ce que tu veux dire...
GABRIEL
L'ange et l'enfant royal...
ISABELLE
L'ange et l'enfant royal?... Qu'as-tu donc, Gabriel?...
GABRIEL
Ils sont tombés tous deux au fond de l'eau profonde?... Ils ne savaient pas nager?...
ISABELLE
Qu'est-il arrivé, Gabriel? Je ne comprends plus ce que tu dis...
GABRIEL
Sérieusement, tu ne te rappelles plus?... L'ange et l'enfant royal, [655] à l'autre bout du monde, l'eau trop profonde au bout de l'autre monde?... Mais alors?...
ISABELLE
Alors, quoi?...
GABRIEL
Mais alors, le rêve est fini. Tu vivais dans un rêve...
ISABELLE
Quel rêve?...
GABRIEL
C'est le choc du danger ou plutôt le contact de la mort qui ramène la raison et la vie!... Mais alors, te voilà guérie, Isabelle!...
ISABELLE
Je suis guérie parce que je n'ai plus d'ange? Mais ce n'est pas une maladie que d'avoir un ange... D'ailleurs, je n'ai jamais été malade, excepté l'autre jour, quand j'ai bu l'eau de l'étang...
GABRIEL
Tu n'es plus la princesse Isabelle?...
ISABELLE
Je suis Isabelle Van Clyte.
GABRIEL
C'était beau cependant... L'ange était toujours là, entre nous... On entendait le bruissement de ses ailes... Et je m'habituais à vivre dans le ciel...
ISABELLE, se dressant à demi sur son lit pour embrasser Gabriel
Mon pauvre Gabriel!...
GABRIEL, la serrant dans ses bras.
Ma pauvre Isabelle !... On dirait que tout s'effondre parce que tu n'es plus folle... Nous sommes idiots tous les deux... C'est moi qui deviens fou... Je crois que c'est contagieux... Il faut crier de joie !... [656]
ISABELLE
Oui, mais tu ne cries pas...
GABRIEL
Ça viendra... Il faut le temps de se rendre compte... Je ne comprends pas encore... Nous retombons sur terre... Mais c'est peut-être mieux.
ISABELLE
Est-il vrai que j'étais vraiment folle?...
GABRIEL
Les autres le disaient, moi je n'y croyais pas...
ISABELLE
Qu'est-ce que je disais? Qu'est-ce que je faisais?
GABRIEL
Tout était adorable, c'est tout ce que je sais. Et tout reste adorable, c'est tout ce que je vois... Il faudra que je m'y habitue.
ISABELLE
A quoi?...
GABRIEL
A te voir sans ton ange...
ISABELLE
Je n'ai pas besoin d'ange pour savoir que c'est toi...
GABRIEL
Que c'est moi? Quoi?...
ISABELLE
Qui m'as sauvée...
GABRIEL
Si tu dis que c'est moi, c'est que tu es encore malade... [657]
ISABELLE :
Alors, je serai malade toute ma vie.
On entend sangloter Ivo.
ISABELLE
Qu'est-ce que c'est?...
GABRIEL
C'est Ivo qui pleure... Qu'allons-nous faire?
ISABELLE
Nous dirons tous les deux qu'il m'a sauvée...
IVO, s'en allant en se cachant le visage dans les mains
Je ne veux pas.
Il sort.
GABRIEL
II t'aime.
ISABELLE
II ne me l'a jamais dit...
GABRIEL
Moi non plus, je n'avais rien dit...
ISABELLE
Oui, mais toi je t'aimais...
GABRIEL
Moi je t'aimais aussi...
ISABELLE
Et tu ne disais rien non plus...
GABRIEL
Ce n'était pas nécessaire... [658]
ISABELLE
Depuis quand m'aimais-tu?
GABRIEL
Depuis le premier jour...
ISABELLE
Moi aussi, mais avant...
GABRIEL
Avant quoi?
ISABELLE
Avant le premier jour.
GABRIEL
Avant de m'avoir vu?
ISABELLE
Naturellement.
GABRIEL
Ce n'est pas possible...
ISABELLE
Pourquoi pas?...
GABRIEL
Mais pensons à Ivo...
ISABELLE
II sera malheureux...
GABRIEL
Ce n'est pas notre faute... Il faut toujours une victime...
ISABELLE Tout finira par s'arranger. [659]
GABRIEL
Tout s'arrange toujours aux dépens de ceux qui ne sont pas heureux...
On entend au dehors, la voix du sacristain qui chante en s'accompagnant de l'accordéon.
LE SACRISTAIN
Au lieu de les guérir,
II faudrait laisser fous
Ceux qui sont déjà fous;
Et, pour les assagir,
II faudrait rendre fous
Ceux qui ne sont pas fous.
Ceux qui ne sont plus fous
Ne sont plus rien du tout...
Ils se regardent en silence.
GABRIEL, allant à la fenêtre
C'est le Sacristain... Il est assis sur l'herbe, de l'autre côté de la route... Il n'est pas seul...
DES VOIX reprennent
Ceux qui ne sont pas fous,
Ceux qui ne sont plus fous,
Ne sont plus rien du tout...
GABRIEL
Ils sont là, autour du sacristain... Il y en a une trentaine... C'est aujourd'hui dimanche, ils ne travaillent pas et rôdent autour de la maison... je vais ouvrir la fenêtre. Il l'ouvre. On entend sonner les cloches de la grand'messe. Bonjour, bonjour à tous!...
DES VOIX
Où est-elle?... Où est-elle?...
GABRIEL
Soyez tranquilles, elle est ici... [660]
DES VOIX
Elle est malade?...
GABRIEL
Plus du tout... Elle se porte mieux que nous...
DES VOIX
Ce n'est pas vrai!... Peut-on la voir?... Il faut la voir!...
GABRIEL
Vous la verrez, vous la verrez !... La voilà ! la voilà ! A Isabelle. Viens... Sortons... Je les connais, ils feraient des bêtises...
Un rideau s'ouvre et c'est la campagne.
ISABELLE, parmi les aliénés
Bonjour ! Bonjour et beau dimanche à tous ! Beau dimanche aux amis, beau dimanche à la vie!... Je ne suis plus malade, je vous embrasse tous et je chante avec vous:
Ceux qui ne sont plus fous
Ne sont plus rien du tout...
DES VOIX
C'est elle!... C'est bien elle!... Vive notre princesse!... La princesse Isabelle!... Houssa, houssa, l'houssasasasa!...
QUELQUES FOUS se mettent à danser des rondes en chantant
Tu n 'es pas fou,
II n 'est pas fou.
Ce n 'est pas vous,
Ce n 'est pas nous.
Tous les autres sont fous!... [661]
D'AUTRES, reprenant
Tu n 'es plus fou.
Il n'est plus fou.
Ce n'est plus vous,
Ce n'est plus nous,
C'est l'été qui est fou!...
Cloches dans la campagne.
ISABELLE
Au revoir, au revoir, à bientôt... Nous reviendrons, nous reviendrons quand nous serons plus heureux!... Pauvres gens!... Ils m'aimaient... Je ne sais pas pourquoi... Ils seront tristes quand nous nous en irons...
Les danses reprennent.
Houssa, houssa, l'housasasasa !
© Aerius, 2004