© M.Maeterlinck, ayants-droit, 1889
© Paul Gorceix (introduction), 1999.
M.Maeterlinck. Oevres II. Théâtre. Tome 1. Bruxelles: Editions complex, 1999.
P.: 79-241.
OCR: Aerius (ae-lib.org.ua)
2003
Spellcheck: Aerius (ae-lib.org.ua)
2003
ACTE PREMIER | ||
ACTE DEUXIÈME | ||
ACTE TROISIÈME | ||
ACTE QUATRIÈME | ||
ACTE CINQUIÈME |
INTRODUCTION
Que l'auteur ait attendu peu de chose de sa première pièce, la preuve, c'est qu'il l'avait lui-même imprimée seulement à trente exemplaires, hors commerce, tirés sur une presse à bras chez Louis Van Melle à Gand, pour les distribuer à quelques amis et poètes qu'il admirait. Selon Albert Mockel, un de ces exemplaires échut à Stéphane Mallarmé, lequel stupéfait le prêta à Octave Mirbeau. Dans Bulles bleues, Maeterlinck raconte comment les 250 francs économisés par sa mère sur les frais de ménage, lui permirent de mettre en vente, dans la même année chez le libraire Paul Lacomblez à Bruxelles, une édition imprimée à Gand à 150 exemplaires. Le destin devait faire le reste. Le 24 août 1890, paraît dans Le Figaro le fulgurant article de Mirbeau. Cinq jours plus tard l'auteur abordait sa ving-huitième année...
«L'événement affola les libraires», se souvient-il. «De tous côtés on leur demande La Princesse Maleine. Il n'y avait dans le commerce qu'une cinquantaine d'exemplaires qui disparurent comme une goutte d'eau dans une fournaise. Lacomblez en fit en hâte une édition courante mais qui parut avec de longs retards, c'est-à-dire que le feu de la curiosité flambait déjà dans une autre direction et je ne connus pas encore les joies rémunératrices du best seller. »
Dès le 27 août, Maeterlinck remercie Octave Mirbeau, non sans exprimer quelque inquiétude :
«Cela vient trop tôt, je suis trop jeune, cela n'est pas juste, et je crois que ces moments doivent se payer. Dieu sait de quelle façon, peut-être terriblement. »1 [80]
C'est ce que confirme une autre lettre, écrite vraisemblablement en septembre 1890:
«Dans ma pauvre Princesse, je ne vois que du Shakespeare, de l'Edgar Poe, et l'influence de mon ami Van Lerberghe. Je n'y distingue plus rien qui m'appartienne. Dans les Serres chaudes, il n'y a que du Verlaine, du Rimbaud, du Laforgue et, comme on me le reproche, du Walt Whitman [...]. Vous ava eu tort de me prendre pour un grand poète. Je ne suis qu'un enfant qui tâtonne. »
Le 9 novembre 1890, Pierre Louys, après une réunion chez Mallarmé où l'on avait discuté de La Princesse Maleine, note dans son Journal intime: «La Princesse Maleine est une légende étrange et merveilleuse. Elle a des transparences d'eau nocturne, des ombres de forêt profonde, des teintes effacées et uniformes derrière lesquelles on prévoit des roulements de tonnerre lointain [...]. La voix qui parlait en moi-même quand je lisais tout bas, restait lente et monotone, sans intention de psalmodie, mais comme éteinte et lassée par d'intarissables tristesses. La moindre inflexion m'aurait blessé comme une dissonance cruelle. »
Presque en même temps, Maeterlinck reçoit de Paul Fort et d'Antoine la proposition de jouer Maleine. Il s'engage avec Antoine, qui voit dans la pièce l'occasion de modifier l'orientation du Théâtre Libre. L'offre d'Antoine acceptée, Maeterlinck reçoit la curieuse réponse du Théâtre Mixte qui avait considéré le refus de l'auteur comme un accord. Celui-ci, dirigé par Paul Fort et Louis Germain, décide de porter l'affaire à la connaissance du public dans une lettre à Antoine parue dans L'Écho de Paris (30 novembre 1890) : «[...] La Princesse Maleine vous appartient, et, dans ma pensée, vous a toujours appartenu. Il ne faut même pas vous croire le moins du monde lié envers moi. Vous jouerez La Princesse cette année-ci ou dans dix ans ou jamais, comme vous voudrez. Elle attendra et ne sera qu 'à vous. »
En fait, il faut bien voir que, comme le seront Les Flaireurs de Charles Van Lerberghe et L'Intruse, cette première pièce de Maeterlinck s'affirmera d'emblée comme un théâtre anti-Antoine. La Princesse Maleine portait alors l'espérance d'un théâtre poétique que Villiers de l'Isle-Adam appelait de ses vœux. Du reste, la réception étonnamment rapide de la pièce en Allemagne dans le contexte [81] d'un théâtre embourbé dans le naturalisme, témoigne de la «modernité» qu'elle représentait à l'époque. En 1892, Maleine fut traduite en allemand par Ferdinand von Saar pour une représentation privée. La traduction de F. von OppeIn-Bronikowski, le diffuseur de l'oeuvre de Maeterlinck en Allemagne, parut en 1898. Suivirent les traductions danoise et tchèque. A partir de 1908, la pièce parut en d'autres langues européennes (russe, néerlandais, espagnol, italien, suédois) et en japonais. Faut-il rappeler que La Princesse Maleine décida de la carrière mondiale du poète gantois.
P. G. NOTE
1. Jacques ROBICHEZ a consacré un chapitre à «La découverte de Maeterlinck» (p. 80 et suiv.) dans son livre : Le Symbolisme au théâtre. Lugné-Poe et les débuts de t'Œuvre, Paris, L'Arche, 1957. Se reporter aussi à: Paul GORCEIX, édition de Maurice MAETERLINCK, Serres chaudes, Quinze Chansons, La Princesse Maleine, Paris, Gallimard/Poésie, 1983 (nouvelle édition 1997).
PERSONNAGES
HJALMAR, roi d'une partie de la Hollande
MARCELLUS, roi d'une autre partie de la Hollande
LE PRINCE HJALMAR, fils du roi
HJALMAR LE PETIT ALLAN, fils de la reine Anne
ANGUS, ami du prince Hjalmar
STÉPHANO, VANOX - officiers de Marcellus
ANNE, reine du Jutland
GODELIVE, femme du roi Marcellus
LA PRINCESSE MALEINE, fille de Marcellus et de Godelive
LA PRINCESSE UGL\ANE, fille de la reine Anne
LA NOURRICE DE Maleine
Un chambellan
Un médecin
Un fou
Trois pauvres
Deux vieux paysans, un cuisinier
Seigneurs, officiers, un vacher, un cul-de-jatte, pèlerins, paysans, domestiques, mendiants, vagabonds, enfants, etc.
Sept béguines
Une vieille femme
Dames d'honneur, servantes, paysannes, etc.
Un grand chien noir nommé PlutonLe premier acte à Harlingen; les autres au château d'Ysselmonde et aux environs.
ACTE PREMIER
SCÈNE 1
Les jardins du château
Entrent Stéphane et Vanox.
VANOX
Quelle heure est-il?
STÉPHANO
D'après la lune il doit être minuit.
VANOX
Je crois qu'il va pleuvoir.
STÉPHANO
Oui ; il y a de gros nuages vers l'Ouest. -On ne viendra pas nous relever avant la fin de la fête.
VANOX
Et elle ne finira pas avant le petit jour.
STÉPHANO
Oh! oh! Vanox!
Ici une comète apparaît au-dessus du château.
VANOX
Quoi?
STÉPHANO
Encore la comète de l'autre nuit!
VANOX
Elle est énorme ! [84]
STÉPHANO
Elle a l'air de verser du sang sur le château !
Ici une pluie d'étoiles semble tomber sur le château.
VANOX
Les étoiles tombent sur le château ! Voyez ! voyez ! voyez !
STÉPHANO
Je n'ai jamais vu pareille pluie d'étoiles ! On dirait que le ciel pleure sur ces fiançailles !
VANOX
On dit que tout ceci présage de grands malheurs !
STÉPHANO
Oui ; peut-être des guerres ou des morts de rois. On a vu ces présages à la mort du vieux roi Marcellus.
VANOX
On dit que ces étoiles à longue chevelure annoncent la mort des princesses.
STÉPHANO
On dit... on dit bien des choses...
VANOX
La princesse Maleine aura peur de l'avenir !
STÉPHANO
A sa place, j'aurais peur de l'avenir sans l'avertissement des étoiles...
VANOX
Oui; le vieux Hjalmar me semble assez étrange...
STÉPHANO
Le vieux Hjalmar? Écoute, je n'ose pas dire tout ce que je sais; mais un de mes oncles est chambellan de Hjalmar; eh bien, si j'avais une fille, je ne la donnerais pas au prince Hjalmar.
VANOX
Je ne sais pas... le prince Hjalmar...
STÉPHANO
Oh! ce n'est pas à cause du prince Hjalmar, mais son père!...
VANOX
On dit qu'il a la tête...
STÉPHANO
Depuis que cette étrange reine Anne est venue du Jutland, où ils l'ont détrônée, après avoir emprisonné leur vieux roi, son man, depuis qu'elle est venue à Ysselmonde, on dit... on dit... enfin le vieux Hjalmar a plus de soixante-dix ans, et je crois qu'il l'aime un peu trop pour son âge...
VANOX
Oh ! oh !
STÉPHANO
Voilà ce qu'on dit... -Et je n'ose pas dire tout ce que je sais. -Mais n'oublie pas ce que j'ai dit aujourd'hui.
VANOX
Alors pauvre petite princesse !
STÉPHANO
Oh, je n'aime pas ces fiançailles ! -Voilà qu'il pleut déjà!
VANOX
Et peut-être un orage là-bas. -Mauvaise nuit ! Passe un valet avec une lanterne. Où en est la fête ?
LE VALET
Voyez les fenêtres.
VANOX
Oh ! elles ne s'éteignent pas.
LE VALET
Et elles ne s'éteindront pas cette nuit. Je n'ai jamais vu de fête pareille ! Le vieux roi Hjalmar est absolument ivre, il a embrassé notre roi Marcellus, il...
VANOX
Et les fiancés?
LE VALET
Oh ! les fiancés ne boivent pas beaucoup. -Allons, bonne nuit! je vais à la cuisine, on n'y boit pas de l'eau claire non plus, bonne nuit!
Il sort.
VANOX
Le ciel devient noir, et la lune est étrangement rouge.
STÉPHANO
Voilà l'averse ! et pendant que les autres boivent, nous allons...
Ici Us fenêtres du château, illuminées au fond du jardin, volent en éclats; cris, rumeurs, tumulte.
VANOX
Oh!
STÉPHANO
Qu'y a-t-il?
VANOX
On brise les vitres !
STÉPHANO
Un incendie !
VANOX
On se bat dans la salle !
[87]La princesse Maleine, échevelée et tout en pleurs, passe en courant, au fond du jardin.
STÉPHANO
La princesse !
VANOX
Où court-elle ?
STÉPHANO
Elle pleure !
VANOX
On se bat dans la salle !
STÉPHANO
Allons voir!...
Cris, tumulte, les jardins se remplissent d'officiers, de domestiques, etc. Les portes du château s'ouvrent violemment, et le roi Hjalmar paraît sur le perron, entouré de courtisans et de pertuisaniers. Au-dessus du château, la comète. La pluie d'étoiles continue.
LE ROI HJALMAR
Ignoble Marcellus ! Vous avez fait aujourd'hui une chose monstrueuse ! Allons, mes chevaux ! mes chevaux ! je m'en vais ! je m'en vais! je m'en vais! Et je vous laisse votre Maleine, avec sa face verte et ses cils blancs! Et je vous laisse avec votre vieille Godelive! Mais attendez ! Vous irez à genoux à travers vos marais ! Et ce seront vos fiançailles que je viendrai célébrer, avec tous mes pertuisaniers et tous les corbeaux de Hollande à vos fêtes funèbres ! Allons-nous-en ! Au revoir ! au revoir ! Ah ! ah ! ah !
Il sort avec ses courtisans.[88]
Un appartement du château
On découvre la reine Godelive, la princesse Maleine et la nourrice; eues chantent en filant leur quenouille.
Les nonnes sont malades,
Malades à leur tour;
Les nonnes sont malades,
Malades dans la tour...
GODELIVE
... Voyons, ne pleure plus Maleine; essuie tes larmes et descends au jardin. Il est midi.
LA NOURRICE
C'est ce que je lui dis depuis ce matin, Madame. À quoi cela sert-il de s'abîmer les yeux? Elle ouvre sa fenêtre ce matin, elle regarde un chemin vers la forêt et se met à pleurer ; alors je lui dis : est-ce que vous regardez déjà le chemin vers la tour, Maleine...
GODELIVE
Ne parle pas de cela!
LA NOURRICE
Si, si, il faut en parler; on en parlera tout à l'heure. Je lui demande donc : est-ce que vous regardez déjà le chemin vers la tour où l'on a enfermé, dans le temps, la pauvre duchesse Anne, parce qu'elle aimait un prince qu'elle ne pouvait aimer?...
GODELIVE
Ne parle pas de cela !
LA NOURRICE
Au contraire, il faut en parler, on en parlera tout à l'heure. Je lui demande donc... -Voici le roi!
[89]Entre Marcellus.
MARCELLUS
Eh bien, Maleine ?
MALEINE
Sire?
MARCELLUS
Aimais-tu le prince Hjalmar?
MALEINE
Oui, Sire.
MARCELLUS
Pauvre enfant!... mais l'aimes-tu encore?
MALEINE
Oui, Sire.
MARCELLUS
Tu l'aimes encore?
MALEINE
Oui.
MARCELLUS
Tu l'aimes encore après?...
GODELIVE
Seigneur, ne l'effrayez pas!
MARCELLUS
Mais je ne l'effraye pas ! -Voyons, je viens ici en véritable père, et je ne songe qu'à ton bonheur, Maleine. Examinons cela froidement. Tu sais ce qui est arrivé : le vieux roi Hjalmar m'outrage sans raison; ou plutôt, je soupçonne trop bien ses raisons!... Il outrage ignoblement ta mère, il t'insulte plus bassement encore, et s'il n'avait pas été mon hôte, s'il n'avait pas été là, sous la main de Dieu, il ne serait jamais sorti de mon château ! -enfin, oublions aujourd'hui.
-Mais, est-ce à nous que tu dois en vouloir? -est-ce à ta mère ou est-ce à moi ? Voyons, réponds, Maleine ?
MALEINE
Non, Sire.
MARCELLUS
Alors pourquoi pleurer ? Quant au prince Hjalmar, il vaut mieux l'oublier; et puis, comment pourrais-tu l'aimer sérieusement? vous vous êtes à peine entrevus; et le cœur à ton âge est comme un cœur de cire ; on en fait ce qu'on veut. Le nom de Hjalmar était encore écrit dans les nuages, un orage est venu et tout est effacé, et dès ce soir tu n'y songeras plus. Et puis, crois-tu que tu aurais été bien heureuse à la cour de Hjalmar? Je ne parle pas du prince, le prince est un enfant; mais son père, tu sais bien qu'on a peur d'en parler... Tu sais bien qu'il n'y a pas une cour plus sombre en Hollande; tu sais que son château a peut-être d'étranges secrets. Mais tu ne sais pas ce que l'on dit de cette reine étrangère, venue avec sa fille au palais d'Ysselmonde, et je ne te dirai pas ce qu'on en dit ; car je ne veux pas verser de poison dans ton cœur. -Mais tu allais entrer, toute seule, dans une effrayante forêt d'intrigues et de soupçons ! -Voyons, réponds, Maleine ; n'avais-tu pas peur de tout cela ? et n'était-ce pas un peu malgré toi que tu allais épouser le prince Hjalmar?
MALEINE
Non, Sire.
MARCELLUS
Soit, mais alors, réponds-moi franchement. Il ne faut pas que le vieux roi Hjalmar triomphe. Nous allons avoir une grande guerre à cause de toi. Je sais que les vaisseaux de Hjalmar entourent Ysselmonde et vont mettre à la voile avant la pleine lune ; d'un autre côté, le duc de Bourgogne, qui t'aime depuis longtemps; -se tournant vers la reine, je ne sais si ta mère?...
GODELIVE
Oui, Seigneur. [91]
MARCELLUS
Eh bien ?
GODELIVE
II faudrait l'y préparer, peu à peu...
MARCELLUS
Laissez-la parler! -Eh bien, Maleine?...
MALEINE
Sire?
MARCELLUS
Tu ne comprends pas?
MALEINE
Quoi, Sire?
MARCELLUS
Tu me promets d'oublier Hjalmar?
MALEINE
Sire...
MARCELLUS
Tu dis ? -Tu aimes encore Hjalmar ?
MALEINE
Oui, Sire !
MARCELLUS
« Oui, Sire !» Ah ! démons et tempêtes ! Elle avoue cela cyniquement, et elle ose me crier cela sans pudeur ! Elle a vu Hjalmar une seule fois, pendant une seule après-midi, et la voilà plus chaude que l'enfer! [92]
GODELIVE
Seigneur!...
MARCELLUS
Taisez-vous ! « Oui, Sire ! » Et elle n'a pas quinze ans ! Ah, c'est à les tuer sur place ! Voilà quinze ans que je ne vivais plus qu'en elle! Voilà quinze ans que je retenais mon souffle autour d'elle ! Voilà quinze ans que nous n'osions plus respirer de peur de troubler ses regards! Voilà quinze ans que j'ai fait de ma cour un couvent, et le jour où je viens regarder dans son cœur...
GODELIVE
Seigneur !
LA NOURRICE
Est-ce qu'elle ne peut pas aimer comme une autre ? Allez-vous la mettre sous verre ? Est-ce une raison pour crier ainsi à tue-tête après une enfant? Elle n'a rien fait de mal!
MARCELLUS
Ah! elle n'a rien fait de mal! -Et d'abord, taisez-vous; je ne vous parle pas, et c'est probablement à vos instigations d'entremetteuse...
GODELIVE
Seigneur !
LA NOURRICE :
Entremetteuse ! moi, une entremetteuse !
MARCELLUS
Me laisserez-vous parler enfin ! Allez-vous-en ! Allez-vous-en toutes deux ! Oh ! je sais bien que vous vous entendez, et que l'ère des intrigues est ouverte à présent, mais attendez ! -Allez-vous-en ! Ah! des larmes ! Sortent Godelive et la nourrice. Voyons, Maleine, ferme d'abord les portes. Maintenant que nous sommes seuls, je veux oublier. On t'a donné de mauvais conseils, et je sais que les femmes entre elles font d'étranges projets; ce n'est pas que j'en veuille au [93] prince Hjalmar ; mais il faut être raisonnable. Me promets-tu d'être raisonnable ?
MALEINE
Oui, Sire.
MARCELLUS
Ah ! tu vois ! alors tu ne songeras plus à ce mariage ?
MALEINE
Oui.
MARCELLUS
Oui? -c'est-à-dire que tu vas oublier Hjalmar?
MALEINE
Non.
MARCELLUS
Tu ne renonces pas encore à Hjalmar?
MALEINE
Non.
MARCELLUS
Et si je vous y oblige, moi? et si je vous enferme? et si je vous sépare à jamais de votre Hjalmar à face de petite fille ? -vous dites ? -Elle pleure. Ah ! c'est ainsi ! -Allez-vous-en ; et nous verrons ! Allez-vous-en !
[94]Us sortent séparément.
Une forêt
Entrent le prince Hjalmar et Angus.
LE PRINCE HJALMAR
J'étais malade ; et l'odeur de tous ces morts ! et l'odeur de tous ces morts ! et maintenant, c'est comme si cette nuit et cette forêt avaient versé un peu d'eau sur mes yeux...
ANGUS
II ne reste plus que les arbres!
HJALMAR
Avez-vous vu mourir le vieux roi Marcellus?
ANGUS
Non, mais j'ai vu autre chose ; hier au soir, pendant votre absence, ils ont mis le feu au château, et la vieille reine Godelive courait à travers les flammes avec les domestiques. Ils se sont jetés dans les fossés et je crois que tous y ont péri.
HJALMAR
Et la princesse Maleine ? -Y était-elle ?
ANGUS
Je ne l'ai pas vue.
HJALMAR
Mais d'autres l'ont-ils vue ?
ANGUS
Personne ne l'a vue, on ne sait où elle est.
HJALMAR
Elle est morte ?
ANGUS
On dit qu'elle est morte. [95]
HJALMAR
Mon père est terrible !
ANGUS
Vous l'aimiez déjà?
HJALMAR
Qui?
ANGUS
La princesse Maleine.
HJALMAR
Je ne l'ai vue qu'une seule fois... elle avait cependant une manière de baisser les yeux ; -et de croiser les mains ; -ainsi -et des cils blancs étranges! -Et son regard!... on était tout à coup comme dans un grand canal d'eau fraîche... Je ne m'en souviens pas très bien; mais je voudrais revoir cet étrange regard...
ANGUS
Quelle est cette tour sur cette butte ?
HJALMAR
On dirait un vieux moulin à vent; il n'a pas de fenêtres.
ANGUS
II y a une inscription de ce côté.
HJALMAR
Une inscription?
ANGUS
Oui, -en latin.
HJALMAR
Pouvez-vous lire?
ANGUS
Oui, mais c'est très vieux. -Voyons : [96]
Olim inclusa
Anna ducissa
anno..., etc.,
il y a trop de mousse sur tout le reste.
HJALMAR
Asseyons-nous ici.
ANGUS
«Ducissa Anna», c'est le nom de la mère de votre fiancée.
HJALMAR
D'Uglyane? -Oui.
ANGUS
Voilà un oui plus lent et plus froid que la neige !
HJALMAR
Mon Dieu, le temps des oui de flamme est assez loin de moi...
ANGUS
Uglyane est jolie cependant.
HJALMAR
J'en ai peur!
ANGUS
Oh!
HJALMAR
II y a une petite âme de cuisinière au fond de ses yeux verts,
ANGUS
Oh ! oh ! mais alors, pourquoi consentez-vous ?
HJALMAR
A quoi bon ne pas consentir ? Je suis malade à en mourir une de ces vingt mille nuits que nous avons à vivre, et je veux le repos! [97] le repos! le repos! Et puis, elle ou une autre, qui me dira «mon petit Hjalmar» au clair de lune en me pinçant le nez! Pouah! -Avez-vous remarqué les colères subites de mon père depuis que la reine Anne est arrivée à Ysselmonde ? -Je ne sais ce qui se passe ; mais il y a là quelque chose, et je commence à avoir d'étranges soupçons; j'ai peur de la reine!
ANGUS
Elle vous aime comme un fils cependant.
HJALMAR
Comme un fils? -Je n'en sais rien, et j'ai d'étranges idées, elle est plus belle que sa fille, et voilà d'abord un grand mal. Elle travaille comme une taupe à je ne sais quoi; elle a excité mon pauvre vieux père contre Marcellus et elle a déchaîné cette guerre ; -il y a quelque chose là-dessous !
ANGUS
II y a, qu'elle voudrait vous faire épouser Uglyane, ce n'est pas infernal.
HJALMAR
D y a encore autre chose.
ANGUS
Oh ! je sais bien ! Une fois mariés, elle vous envoie en Jutland vous battre sur les glaçons pour son petit trône d'usurpatrice, et délivrer peut-être son pauvre mari, qui doit être bien inquiet en l'attendant; car une reine aussi belle, errant seule par le monde, il faut bien qu'il arrive des histoires...
HJALMAR
II y a encore autre chose.
ANGUS
Quoi?
HJALMAR
Vous le saurez un jour ; allons-nous-en. [98]
ANGUS
Vers la ville ?
HJALMAR
Vers la ville? -il n'y en a plus; il n'y a plus que des morts entre des murs écroulés !
Us sortent.
Une chambre voûtée dans une tour
On découvre la princesse Maleine et la nourrice.
LA NOURRICE
Voilà trois jours que je travaille à desceller les pierres de cette tour, et je n'ai plus d'ongles au bout de mes pauvres doigts. Vous pourrez vous vanter de m'avoir fait mourir. Mais voilà, il fallait désobéir ! il fallait vous échapper du palais ! il fallait rejoindre Hjalmar! Et nous voici dans cette tour ; nous voici entre ciel et terre, au-dessus des arbres de la forêt! Ne vous avais-je pas avertie, ne vous l'avais-je pas dit ? Je connaissais bien votre père ! -Mais est-ce après la guerre qu'on nous délivrera?
MALEINE
Mon père l'a dit.
LA NOURRICE
Mais cette guerre ne finira jamais ! Depuis combien de jours sommes-nous dans cette tour ? Depuis combien de jours n'ai-je pas vu de lune ni de soleil ? Et partout où je mets les mains, je trouve des champignons et des chauvesouris ; et j'ai vu, ce matin, que nous n'avions plus d'eau !
MALEINE
Ce matin? [99]
LA NOURRICE
Oui, ce matin, pourquoi riez-vous? Il n'y a pas de quoi rire. Si nous ne parvenons pas à écarter cette pierre aujourd'hui, il ne nous reste plus qu'à dire nos prières. Mon Dieu! mon Dieu! qu'ai-je donc fait pour être mise dans ce tombeau, au milieu des rats, des araignées et des champignons ! Je ne me suis pas révoltée, moi ! Je n'ai pas été insolente comme vous ! Était-ce si difficile de se soumettre en apparence, et de renoncer à ce saule pleureur de Hjalmar qui ne remuerait pas le petit doigt pour nous délivrer?
MALEINE
Nourrice !
LA NOURRICE
Oui, nourrice ! Je serai bientôt la nourrice des vers de terre à cause de vous. Et dire que sans vous, j'étais tranquillement dans la cuisine en ce moment, ou à me chauffer au soleil dans le jardin, en attendant la cloche du déjeuner ! Mon Dieu ! mon Dieu ! qu'ai-je donc fait pour... Oh! Maleine! Maleine! Maleine!
MALEINE
Quoi?
LA NOURRICE
La pierre!...
MALEINE
La...?
LA NOURRICE
Oui, -elle a remué !
MALEINE
La pierre a remué ?
LA NOURRICE
Elle a remué ! elle est détachée ! Il y a du soleil entre le mortier ! Venez voir ! Il y en a sur ma robe ! Il y en a sur mes mains ! Il y en 100 a sur votre visage ! Il y en a sur les murs ! Éteignez la lampe ! il y en a partout ! Je vais pousser la pierre !
MALEINE
Elle tient encore ?
LA NOURRICE
Oui ! -mais ce n'est rien ! c'est là, dans le coin ; donnez-moi votre fuseau! -oh! elle ne veut pas tomber!...
MALEINE
Tu vois quelque chose par les fentes ?
LA NOURRICE
Oui ! oui ! -non ! je ne vois que le soleil !
MALEINE
Est-ce le soleil?
LA NOURRICE
Oui ! oui ! c'est le soleil ! Mais voyez donc ! c'est de l'argent et des perles sur ma robe! Et c'est chaud comme du lait sur mes mains !
MALEINE
Mais laisse-moi donc voir aussi !
LA NOURRICE
Voyez-vous quelque chose?
MALEINE
Je suis éblouie !
LA NOURRICE
C'est étonnant que nous ne voyions pas d'arbres. Laissez-moi regarder.
MALEINE
Où est mon miroir?
LA NOURRICE
Je vois mieux.
MALEINE
En vois-tu ?
LA NOURRICE
Non. Nous sommes sans doute au-dessus des arbres. Mais il y a du vent. Je vais essayer de pousser la pierre. Oh ! Elles reculent devant k jet de soleil qui s'irrite et restent un moment en silence au fond de la salle. Je n'y vois plus !
MALEINE
Va voir ! va voir ! J'ai peur !
LA NOURRICE
Fermez les yeux ! Je crois que je deviens aveugle !
MALEINE
Je vais voir moi-même.
LA NOURRICE
Eh bien ?
MALEINE
Oh ! c'est une fournaise ! et j'ai des meules rouges dans les yeux !
LA NOURRICE
Mais ne voyez-vous rien !
MALEINE
Pas encore ; si ! si ! le ciel est tout bleu. Et la forêt ! Oh ! toute la forêt!
LA NOURRICE
Laissez-moi voir !
MALEINE
Attends ! Je commence à voir ! [102]
LA NOURRICE
Voyez-vous la ville ?
MALEINE
Non.
LA NOURRICE
Et le château?
MALEINE
Non.
LA NOURRICE
C'est qu'il est de l'autre côté.
MALEINE
Mais cependant... je vois la mer.
LA NOURRICE
Vous voyez la mer?
MALEINE
Oui, oui, c'est la mer ! Elle est verte !
LA NOURRICE
Mais alors, vous devez voir la ville. Laissez-moi regarder.
MALEINE
Je vois le phare !
LA NOURRICE
Vous voyez le phare ?
MALEINE
Oui. Je crois que c'est le phare...
LA NOURRICE
Mais alors, vous devez voir la ville. [103]
MALEINE
Je ne vois pas la ville.
LA NOURRICE
Vous ne voyez pas la ville ?
MALEINE
Je ne vois pas la ville.
LA NOURRICE
Vous ne voyez pas le beffroi?
MALEINE
Non.
LA NOURRICE
C'est étonnant !
MALEINE
Je vois un navire sur la mer !
LA NOURRICE
II y a un navire sur la mer ?
MALEINE
Avec des voiles blanches!...
LA NOURRICE
Où est-il?
MALEINE
Oh ! le vent de la mer agite mes cheveux ! -Mais il n'y a plus de maisons le long des routes !
LA NOURRICE
Quoi ? -Ne parlez pas ainsi vers l'extérieur, je n'entends rien.
MALEINE
II n'y a plus de maisons le long des routes ! [104]
LA NOURRICE
II n'y a plus de maisons le long des routes?
MALEINE
II n'y a plus de clochers dans la campagne !
LA NOURRICE
II n'y a plus de clochers dans la campagne?
MALEINE
II n'y a plus de moulins dans les prairies!
LA NOURRICE
Plus de moulins dans les prairies?
MALEINE
Je ne reconnais plus rien !
LA NOURRICE
Laissez-moi regarder. -II n'y a plus un seul paysan dans les champs. Oh ! le grand pont de pierre est démoli. -Mais qu'est-ce qu'ils ont fait aux ponts-levis ? -Voilà une ferme qui a brûlé ! -Et celle-là aussi! -mais celle-là aussi! -Mais celle-là aussi! -Mais!... oh ! Maleine ! Maleine !
MALEINE
Quoi?
LA NOURRICE
Tout a brûlé ! tout a brûlé ! tout a brûlé !
MALEINE
Tout a...?
LA NOURRICE
Tout a brûlé, Maleine ! tout a brûlé ! Oh, je vois maintenant!... Il n'y a plus rien ! [105]
MALEINE
Ce n'est pas vrai, laisse-moi voir !
LA NOURRICE
Aussi loin qu'on peut voir tout a brûlé ! Toute la ville n'est plus qu'un tas de briques noires. Je ne vois plus que les fossés pleins de pierres du château ! Il n'y a plus un homme ni une bête dans les champs ! Il n'y a plus que les corbeaux dans les prairies ! Il ne reste plus que les arbres !
MALEINE
Mais alors!...
LA NOURRICE
Ah!... [106]
Une forêt
Entrent la princesse Maleine et la nourrice.
MALEINE
Oh, qu'il fait noir ici !
LA NOURRICE
II fait noir! il fait noir! une forêt est-elle éclairée comme une salle de fête ? -J'en ai vu de plus noires que celle-ci ; et où il y avait des loups et des sangliers. Je ne sais d'ailleurs s'il n'y en a pas ici; mais, grâce à Dieu, il passe au moins un peu de lune et d'étoiles entre les arbres.
MALEINE
Sais-tu le chemin, maintenant, nourrice?
LA NOURRICE
Le chemin ? Ma foi non ; je ne sais pas le chemin. Je n'ai jamais su le chemin ; croyez-vous que je sache tous les chemins ? Vous avez voulu aller à Ysselmonde ; moi, je vous ai suivie ; et voilà où nous en sommes depuis douze heures que vous me promenez dans cette forêt, où nous allons mourir de faim, à moins que nous ne soyons dévorées par les ours et les sangliers ; et tout cela pour aller à Ysselmonde où vous serez bien reçue par le prince Hjalmar quand il vous verra venir, la peau sur les os, pâle comme une fille de cire et pauvre comme une qui n'a rien du tout.
MALEINE
Des hommes!
LA NOURRICE
N'ayez pas peur, mettez-vous derrière moi.
Entrent trois pauvres.
LES PAUVRES
Bonsoir !
LA NOURRICE
Bonsoir ! où sommes-nous ?
PREMIER PAUVRE
Dans la forêt.
DEUXIÈME PAUVRE
Que faites-vous ici?
LA NOURRICE
Nous sommes perdues.
DEUXIÈME PAUVRE
Vous êtes seules?
LA NOURRICE
Oui -non, nous sommes ici avec deux hommes.
DEUXIÈME PAUVRE
Où sont-ils?
LA NOURRICE
Ils cherchent le chemin.
DEUXIÈME PAUVRE
Est-ce qu'ils sont loin ?
LA NOURRICE
Non, ils vont revenir.
DEUXIÈME PAUVRE
Quelle est cette petite? c'est votre fille?
LA NOURRICE
Oui, c'est ma fille. [108]
DEUXIÈME PAUVRE
Elle ne dit rien ; est-ce qu'elle est muette ?
LA NOURRICE
Non, elle n'est pas du pays.
DEUXIÈME PAUVRE
Votre fille n'est pas du pays?
LA NOURRICE
Si, si, mais elle est malade.
DEUXIÈME PAUVRE
Elle est maigre. Quel âge a-t-elle?
LA NOURRICE
Elle a quinze ans.
DEUXIÈME PAUVRE
Oh! oh! alors elle commence... où sont-ils ces deux hommes?
LA NOURRICE
Ils doivent être aux environs.
DEUXIÈME PAUVRE
Je n'entends rien.
LA NOURRICE
C'est qu'ils ne font pas de bruit.
DEUXIÈME PAUVRE
Voulez-vous venir avec nous?
TROISIÈME PAUVRE
Ne dites pas de mauvaises paroles dans la forêt.
MALEINE
Demande-leur le chemin d'Ysselmonde.[109]
LA NOURRICE
Quel est le chemin d'Ysselmonde ?
PREMIER PAUVRE
D'Ysselmonde?
LA NOURRICE
Oui.
PREMIER PAUVRE
Parla!
MALEINE
Demande-leur ce qui est arrivé.
LA NOURRICE
Qu'est-ce qui est arrivé ?
PREMIER PAUVRE
Ce qui est arrivé?
LA NOURRICE
Oui, il y a eu une guerre ?
PREMIER PAUVRE
Oui ; il y a eu une guerre.
MALEINE
Demande-leur s'il est vrai que le roi et la reine soient morts?
LA NOURRICE
Est-ce que le roi et la reine sont morts?
PREMIER PAUVRE
Le roi et la reine ?
LA NOURRICE
Oui, le roi Marcellus et la reine Godelive. [110]
PREMIER PAUVRE
Oui, je crois qu'ils sont morts.
MALEINE
Ils sont morts ?
DEUXIÈME PAUVRE
Oui, je crois qu'ils sont morts ; tout le monde est mort de ce côté-là dans le pays.
MALEINE
Mais vous ne savez depuis quand?
DEUXIÈME PAUVRE
Non.
MALEINE
Vous ne savez pas comment?
DEUXIÈME PAUVRE
Non.
TROISIÈME PAUVRE
Les pauvres ne savent jamais rien.
MALEINE
Avez-vous vu le prince Hjalmar ?
PREMIER PAUVRE
Oui.
DEUXIÈME PAUVRE
II va se marier.
MALEINE
Le prince Hjalmar va se marier ?
DEUXIÈME PAUVRE
Oui.
MALEINE
Avec qui?
PREMIER PAUVRE
Je ne sais pas.
MALEINE
Mais quand va-t-il se marier?
DEUXIÈME PAUVRE
Je ne sais pas.
LA NOURRICE
Où pourrons-nous coucher cette nuit?
DEUXIÈME PAUVRE
Avec nous.
PREMIER PAUVRE
Allez chez l'ermite
LA NOURRICE
Quel ermite?
PREMIER PAUVRE
Là-bas, au carrefour des quatre Judas.
LA NOURRICE
Au carrefour des quatre Judas?
TROISIÈME PAUVRE
Ne criez pas ce nom dans l'obscurité !
[112]Es sortent tous.
Une salle dans le château
On découvre le roi Hjalmar et la reine Anne enlacés.
ANNE
Mon glorieux vainqueur !
LE ROI
Anne.
Il l'embrasse.
ANNE
Attention, votre fils !
Entre le prince Hjalmar; il va à une fenêtre ouverte, sans les voir.
LE PRINCE HJALMAR
II pleut; un enterrement dans le cimetière: on a creusé deux fosses et le dies irae entre dans la maison. On ne voit que le cimetière par toutes les fenêtres; il vient manger les jardins du château; et voilà que les dernières tombes descendent jusqu'à l'étang. On ouvre le cercueil, je vais fermer la fenêtre.
ANNE
Monseigneur !
HJALMAR
Ha ! -Je ne vous avais pas vus.
ANNE
Nous venons d'arriver.
HJALMAR
Ah!
ANNE
À quoi songiez-vous, Seigneur?
HJALMAR
À rien, Madame.
ANNE
À rien? C'est pour la fin du mois, Seigneur...
HJALMAR
Pour la fin du mois, Madame ?
ANNE
Vos belles noces...
HJALMAR
Oui, Madame.
ANNE
Mais, approchez-vous donc, Seigneur.
LE ROI
Oui, approche-toi, Hjalmar.
ANNE
Pourquoi donc êtes-vous si froid? Avez-vous peur de moi? Vous êtes presque mon fils cependant; et je vous aime comme une mère ; -et peut-être plus qu'une mère ; -donnez-moi votre main.
HJALMAR
Ma main, Madame?
ANNE
Oui, votre main; et regardez-moi dans les yeux; -n'y voyez-vous pas que je vous aime? -Vous ne m'avez jamais embrassée jusqu'ici.
HJALMAR
Vous embrasser. Madame? [114]
ANNE
Oui, m'embrasser; n'embrassiez-vous pas votre mère? Je voudrais vous embrasser tous les jours. -J'ai rêvé de vous cette nuit...
HJALMAR
De moi, Madame?
ANNE
Oui, de vous. Je vous dirai mon rêve un jour. -Votre main est toute froide, et vos joues sont brûlantes. Donnez-moi l'autre main.
HJALMAR
L'autre main?
ANNE
Oui. Elle est froide aussi et pâle comme une main de neige. Je voudrais réchauffer ces mains-là ! -Êtes-vous malade ?
HJALMAR
Oui, Madame.
ANNE
Notre amour vous guérira.
Ils sortent.
Une rue du village
Entrent la princesse Maleine et la nourrice.
MALEINE, se penchant sur le parapet d'un pont
Je ne me reconnais plus quand je me vois dans l'eau !
LA NOURRICE
Fermez votre manteau on voit les franges d'or de votre robe -voici des paysans ! [115]
Entrent deux vieux paysans.
PREMIER PAYSAN
Voilà la fille !
SECOND PAYSAN
Celle qui est arrivée aujourd'hui?
PREMIER PAYSAN
Oui ; avec une vieille.
SECOND PAYSAN
D'où vient-elle?
PREMIER PAYSAN
On ne sait pas.
SECOND PAYSAN
Alors ça ne me dit rien de bon.
PREMIER PAYSAN
On en parle dans tout le village.
SECOND PAYSAN
Elle n'est pas extraordinaire cependant.
PREMIER PAYSAN
Elle est maigre.
SECOND PAYSAN
Où demeure-t-elle?
PREMIER PAYSAN
Au «Lion bleu».
SECOND PAYSAN
Est-ce qu'elle a de l'argent? [116]
PREMIER PAYSAN
On dit que oui.
SECOND PAYSAN
II faudrait voir.
Ils sortent. -Entre un vacher.
LE VACHER
Bonsoir !
MALEINE ET LA NOURRICE
Bonsoir !
LE VACHER
II fait beau ce soir.
LA NOURRICE
Oui, il fait assez beau.
LE VACHER
C'est grâce à la lune
LA NOURRICE
Oui.
LE VACHER
Mais il a fait chaud pendant le jour.
LA NOURRICE
Oh ! oui, il a fait chaud pendant le jour.
LE VACHER, descendant vers l'eau
Je m'en vais me baigner.
LA NOURRICE
Vous baigner!
LE VACHER
Oui, je vais me déshabiller ici.
LA NOURRICE
Vous déshabiller devant nous?...
LE VACHER
Oui.
LA NOURRICE, à Maleine
Venez !
LE VACHER
Vous n'avez jamais vu un homme tout nu?
Entre, en courant, une vieille femme en pleurs, elle va crier à la porte de l'auberge du « Lion bleu ».
LA VIEILLE FEMME
Au secours ! au secours ! Mon Dieu ! mon Dieu ! ouvrez donc ! ils s'assassinent avec de grands couteaux !
DES BUVEURS, ouvrant la porte
Qu'y a-t-il?
LA VIEILLE FEMME
Mon fils ! mon pauvre fils ! Ils s'assassinent avec de grands couteaux ! avec de grands couteaux de cuisine !
DES VOIX AUX FENÊTRES
Qu'y a-t-il?
LES BUVEURS
Une bataille !
DES VOIX AUX FENÊTRES
Nous venons voir !
LES BUVEURS
Où sont-ils? [118]
LA VIEILLE FEMME
Derrière « l'Etoile d'or», il se bat avec le forgeron à cause de cette fille qui est venue au village aujourd'hui, ils saignent déjà tous les deux!
LES BUVEURS
Ils saignent déjà tous les deux?
LA VIEILLE FEMME
II y a déjà du sang sur les murs !
LES UNS
II y a déjà du sang sur les murs ?
LES AUTRES
Allons voir ! Où sont-ils ?
LA VIEILLE FEMME
Derrière «l'Étoile d'or», on peut les voir d'ici.
LES BUVEURS
On peut les voir d'ici ? -avec de grands couteaux de cuisine ? -comme ils doivent saigner ! -Attention, le prince ! Ils rentrent tous dans l'auberge du «Lion bleu» entraînant la vieille femme qui crie et se débat. -Entrent le prince Hjalmar et Angus.
MALEINE, à la nourrice
Hjalmar !
LA NOURRICE
Cachez-vous !
Elles sortent.
ANGUS
Avez-vous vu cette petite paysanne ?
HJALMAR
Entrevue... entrevue...[119]
ANGUS
Elle est étrange.
HJALMAR
Je ne l'aime pas.
ANGUS
Moi, je la trouve admirable et je vais en parler à la princesse Jglyane. Il lui faut une suivante. Oh, comme vous êtes pâle !
HJALMAR
Je suis pâle?
ANGUS
Extraordinairement pâle ! Êtes-vous malade ?
HJALMAR
Non, c'est cette journée d'automne si étrangement chaude; j'ai :ru vivre tout le jour dans une salle pleine de fiévreux ; et maintenant, cette nuit froide comme une cave ! Je ne suis pas sorti du :hâteau aujourd'hui et cette humidité du soir m'a saisi dans l'avenue.
ANGUS
Prenez garde ! Il y a beaucoup de malades au village.
HJALMAR
Oui, ce sont les marais ; et voilà que je suis au milieu de marais, moi aussi!
ANGUS
Quoi?
HJALMAR
J'ai entrevu aujourd'hui les flammes de péchés auxquels je n'ose pas encore donner un nom !
ANGUS
Je ne comprends pas. [120]
HJALMAR
Je n'ai pas compris non plus certains mots de la reine Anne, mais j'ai peur de comprendre !
ANGUS
Mais qu'est-il arrivé?
HJALMAR
Peu de choses; mais j'ai peur de ce que je verrai de l'autre côté de mes noces... Oh ! oh ! regardez donc, Angus !
du château.Ici l'on voit le ni et la reine Anne qui s'embrassent à une fenêtre
ANGUS
Attention ! ne regardez pas, ils vont nous voir.
HJALMAR
Non, nous sommes dans l'obscurité et leur chambre est éclairée. Mais voyez donc comme le ciel devient rouge au-dessus du château !
ANGUS
II y aura une tempête demain.
HJALMAR
Elle ne l'aime pas cependant...
ANGUS
Allons-nous-en !
HJALMAR
Je n'ose plus regarder ce ciel-là; et Dieu sait quelles couleurs il a pris au-dessus de nous aujourd'hui ! Vous ne savez pas ce que j'ai entrevu cette après-midi dans ce château que je crois vénéneux, et où les mains de la reine Anne m'ont mis en sueur plus que ce soleil de septembre sur les murs ! [121]
ANGUS
Mais qu'est-il donc arrivé?
HJALMAR
N'en parlons plus! -où est-elle cette petite paysanne?
Cris dans l'auberge du «Lion bleu».
ANGUS
Qu'est-ce que c'est?
HJALMAR
Je ne sais; il y a eu toute l'après-midi une étrange agitation dans le village. Allons-nous-en, vous comprendrez un jour ce que j'ai dit.
Ils sortent.
UN BUVEUR ouvrant la porte de l'auberge
II est parti !
TOUS LES BUVEURS sur le seuil
II est parti? -Maintenant nous pouvons voir! -Comme ils doivent saigner ! -Ils sont peut-être morts !
Ils sortent tous.
Un appartement du château
On découvre la reine Anne, la princesse Uglyane, la princesse Maleine, vêtue comme une suivante, et une suivante.
ANNE
Apportez un autre manteau. -Je crois que le vert vaudra mieux.
UGLYANE
Je n'en veux pas; -un manteau de velours vert paon, sur une robe vert d'eau ! [122]
ANNE
Je ne sais pas.
UGLYANE
«Je ne sais pas ! je ne sais pas ! » Vous ne savez jamais quand il s'agit des autres !
ANNE
Voyons, ne te fâche pas ! J'ai cru bien faire en te disant cela ; tu vas arriver toute rouge au rendez-vous.
UGLYANE
Je vais arriver toute rouge au rendez-vous ! Ah ! c'est à se jeter par les fenêtres ! Vous ne savez plus qu'imaginer pour me faire souffrir!
ANNE
Uglyane! Uglyane! Voyons, voyons. -Apportez un autre manteau.
LA SUIVANTE
Celui-ci, Madame?
UGLYANE
Oui ? -oh ! oui !
ANNE
Oui ; -tourne-toi ; -oui, oui, cela vaut infiniment mieux.
UGLYANE
Et mes cheveux ? -ainsi ?
ANNE
II faudrait les lisser un peu plus sur le front.
UGLYANE
Où est mon miroir? [123]
ANNE
Où est son miroir? A Maleine. Vous ne faites rien, vous? Apportez son miroir ! -Elle est ici depuis huit jours et elle ne saura jamais rien ! -Est-ce que vous venez de la lune ? -Allons ! arrivez donc ! Où êtes-vous?
MALEINE
Ici, Madame.
UGLYANE
Mais ne penchez pas ainsi ce miroir ! -J'y vois tous les saules pleureurs du jardin, ils ont l'air de pleurer sur votre visage.
ANNE
Oui, ainsi! -mais laisse-les s'étaler sur le dos. -Malheureusement il fera trop noir dans le bois...
UGLYANE
II fera noir?
ANNE
II ne te verra pas, -il y a de gros nuages sur la lune.
UGLYANE
Mais pourquoi veut-il que je vienne au jardin ! Si c'était au mois de juillet, ou bien pendant le jour ; mais le soir, en automne ! il fait froid! il pleut! il y a du vent! Mettrai-je des bijoux?
ANNE
Évidemment. -Mais nous allons...
Elle lui parle à l'oreille.
UGLYANE
Oui.
ANNE, à Maleine et à la suivante
Allez-vous-en, et ne revenez pas avant qu'on vous appelle.
[124]Sortent la princesse Maleine et la suivante.
Un corridor du château
Entre la princesse Maleine. -Elle va frapper à une porte au bout du corridor
ANNE, a l'intérieur
Qui est là !
MALEINE
Moi!
ANNE
Qui, vous?
MALEINE
La princesse Ma... la nouvelle suivante.
ANNE, entrebâillant la porte
Que venez-vous faire ici ?
MALEINE
Je viens de la part...
ANNE
N'entrez pas! eh bien?
MALEINE
Je viens de la part du prince Hjalmar...
ANNE
Oui, oui, elle vient ! elle vient ! un moment ! Il n'est pas encore huit heures, -laissez-nous !
MALEINE
Un officier m'a dit qu'il était absent.
ANNE
Qui est absent? [125]
MALEINE
Le prince Hjalmar.
ANNE
Le prince Hjalmar est absent?
MALEINE
II a quitté le château !
ANNE
Où est-il allé?
UGLYANE, de l'intérieur
Qu'est-ce qu'il y a?
ANNE
Le prince a quitté le château !
UGLYANE, par l'entrebâillement de la porte
Quoi?
ANNE
Le prince a quitté le château !
MALEINE
Oui.
UGLYANE
Ce n'est pas possible !
ANNE
Où est-il allé?
MALEINE
Je ne sais pas. Je crois qu'il est allé vers la forêt; et il fait dire qu'il ne pourra pas venir au rendez-vous.
ANNE
Qui vous a dit cela? [126]
MALEINE
Un officier.
ANNE
Quel officier?
MALEINE
Je ne sais pas son nom.
ANNE
Où est-il, cet officier?
MALEINE
II est parti avec le prince.
ANNE
Pourquoi n'est-il pas venu lui-même ?
MALEINE
J'ai dit que vous vouliez être seules.
ANNE
Qui vous avait chargée de dire cela? Mon Dieu! mon Dieu! qu'est-il donc arrivé ? Allez-vous-en !
La porte se referme. Maleine sort.
Un bois dans un parc
HJALMAR
Elle m'a dit de l'attendre auprès du jet d'eau. Je veux la voir enfin en présence du soir... Je veux voir si la nuit la fera réfléchir. -Est-ce qu'elle aurait un peu de silence dans le cœur? -Je n'ai jamais vu ce bois d'automne plus étrange que ce soir. Je n'ai jamais vu ce bois plus obscur que ce soir; à quelles clartés allons-nous [127] donc nous voir? Je ne distingue pas mes mains! -Mais qu'est-ce que toutes ces lueurs autour de moi ? Tous les hiboux du parc sont donc venus ici ! Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! au cimetière ! auprès des morts ! Il leur jette de la terre. Est-ce qu'on vous invite aux nuits de noces? Voilà que j'ai des mains de fossoyeurs à présent. -Oh! je ne reviendrai pas souvent ! -Attention ! elle vient ! -Est-ce que c'est le vent? -Oh ! comme les feuilles tombent autour de moi ! -Mais ! il y a là un arbre qui se dépouille absolument ! Et comme les nuages s'agitent sur la lune ! -Mais ce sont des feuilles de saule pleureur qui tombent ainsi sur mes mains ! -Oh ! je suis mal venu ici ! -Je n'ai jamais vu ce bois plus étrange que ce soir! -Je n'ai jamais vu plus de présages que ce soir ! -Elle est là !
Entre la princesse Maleine.
MALEINE
Où êtes-vous, Seigneur?
HJALMAR
Ici.
MALEINE
Où donc ? -Je ne vois pas.
HJALMAR
Ici, près du jet d'eau. -Nous nous entreverrons à la clarté de l'eau. Il fait étrange ici ce soir.
MALEINE
Oui ; -j'ai peur ! -ah ! je vous ai trouvé !
HJALMAR
Pourquoi tremblez-vous?
MALEINE
Je ne tremble pas.
HJALMAR
Je ne vous vois pas. -Venez ici ; il fait plus clair, et renversez un [128] peu la tête vers le ciel. -Vous êtes étrange aussi ce soir ! -On dirait que mes yeux se sont ouverts ce soir. -On dirait que mon cœur s'est entr'ouvert aussi ce soir... - Mais je crois que vous êtes vraiment belle ! -Mais vous êtes étrangement belle, Uglyane ! -II me semble que je ne vous ai jamais regardée jusqu'ici ! -Mais je crois que vous êtes étrangement belle ! -II y a quelque chose autour de vous ce soir... -Allons ailleurs, à la lumière! Venez!
MALEINE
Pas encore.
HJALMAR
Uglyane ! Uglyane !
Il l'embrasse; ici le jet d'eau, agité par le vent, se penche et vient retomber sur eux.
MALEINE
J'ai peur!
HJALMAR
Allons plus loin...
MALEINE
Quelqu'un pleure ici...
HJALMAR
Quelqu'un pleure ici?...
MALEINE
J'ai peur.
HJALMAR
Mais n'entendez-vous pas que c'est le vent?
MALEINE
Mais qu'est-ce que tous ces yeux sur les arbres?
HJALMAR
Où donc ? Oh ! ce sont les hiboux qui sont revenus ! Je vais les chasser. Il leur jette de la terre. Allez-vous-en ! allez-vous-en ![129]
MALEINE
II y en a un qui ne veut pas s'en aller!
HJALMAR
Où est-il?
MALEINE
Sur le saule pleureur.
HJALMAR
Allez-vous-en !
MALEINE
II ne s'en va pas !
HJALMAR
Allez-vous-en ! Allez-vous-en !
Il lui jette de la terre.
MALEINE
Oh ! vous avez jeté de la terre sur moi !
HJALMAR
J'ai jeté de la terre sur vous?
MALEINE
Oui, elle est retombée sur moi !
HJALMAR
Oh ! ma pauvre Uglyane !
MALEINE J'ai peur!
HJALMAR
Vous avez peur auprès de moi? [130]
MALEINE
II y a là des flammes entre les arbres.
HJALMAR
Ce n'est rien; -ce sont des éclairs, il a fait très chaud aujourd'hui.
MALEINE
J'ai peur! oh! qui est-ce qui remue la terre autour de nous?
HJALMAR
Ce n'est rien ; c'est une taupe, une pauvre petite taupe qui travaille.
MALEINE
J'ai peur!...
HJALMAR
Mais nous sommes dans le parc...
MALEINE
Y a-t-il des murs autour du parc ?
HJALMAR
Mais oui ; il y a des murs et des fossés autour du parc.
MALEINE
Et personne ne peut entrer?
HJALMAR
Non; - mais il y a bien des choses inconnues qui entrent malgré tout.
MALEINE
Je saigne du nez.
HJALMAR
Vous saignez du nez? [131]
MALEINE
Oui, où est mon mouchoir?
HJALMAR
Allons au bassin.
MALEINE
Oh, ma robe est déjà pleine de sang !
HJALMAR
Uglyane! Uglyane! regardez-moi...
MALEINE
Oui.
Un silence.
HJALMAR
À quoi songez-vous ?
MALEINE
Je suis triste !
HJALMAR
Vous êtes triste? à quoi songez-vous, Uglyane?
MALEINE
Je songe à la princesse Maleine.
HJALMAR
Vous dites?
MALEINE
Je songe à la princesse Maleine.
HJALMAR
Vous connaissez la princesse Maleine?
MALEINE
Je suis la princesse Maleine. [132]
HJALMAR
Quoi?
MALEINE
Je suis la princesse Maleine.
HJALMAR
Vous n'êtes pas Uglyane?
MALEINE
Je suis la princesse Maleine.
HJALMAR
Vous êtes la princesse Maleine! Vous êtes la princesse Maleine ! Mais elle est morte !
MALEINE
Je suis la princesse Maleine.
Ici la lune passe entre les arbres et éclaire la princesse Maleine.
HJALMAR
Oh! Maleine! -Mais d'où venez-vous? et comment êtes-vous venue jusqu'ici? Mais comment êtes-vous venue jusqu'ici ?
MALEINE
Je ne sais pas.
HJALMAR
Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! d'où me suis-je évadé aujourd'hui! Et quelle pierre vous avez soulevée cette nuit! Mon Dieu! mon Dieu! de quel tombeau suis-je sorti ce soir! -Maleine! Maleine! qu'allons-nous faire? -Maleine !... Je crois que je suis dans le ciel jusqu'au cœur!...
MALEINE
Oh ! moi aussi !
[133]Ici le jet d'eau sanglote étrangement et meurt.
TOUS DEUX, se retournant
Oh!
MALEINE
Qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce qu'il y a maintenant?
HJALMAR
Ne pleurez pas; n'ayez pas peur. C'est le jet d'eau qui sanglote...
MALEINE
Qu'est-ce qui arrive ici ? qu'est-ce qui va arriver ? Je veux m'en aller! je veux m'en aller! je veux m'en aller!
HJALMAR
Ne pleurez pas !
MALEINE
Je veux m'en aller !
HJALMAR
II est mort; allons ailleurs.
[134]Ils sortent.
Un appartement du château
On découvre le roi. - Entre le prince Hjalmar.
HJALMAR
Mon père ?
LE ROI
Hjalmar ?
HJALMAR
J'aurais à vous parler, mon père.
LE ROI
De quoi voulez-vous me parler?
HJALMAR
Vous êtes malade, mon père?
LE ROI
Oui ; je suis malade, et voyez comme je deviens vieux ! Presque tous mes cheveux sont tombés; voyez comme mes mains tremblent; et je crois que j'ai toutes les flammes de l'enfer dans la tête!
HJALMAR
Mon père ! mon pauvre père ! Il faudrait vous éloigner ; aller ailleurs peut-être... je ne sais pas...
LE ROI
Je ne puis pas m'éloigner! -Pourquoi êtes-vous venu? J'attends quelqu'un. [135]
HJALMAR
J'avais à vous parler.
LE ROI
De quoi?
HJALMAR
De la princesse Maleine.
LE ROI
De quoi? -Je n'entends presque plus.
HJALMAR
De là princesse Maleine. La princesse Maleine est revenue.
LE ROI
La princesse Maleine est revenue ?
HJALMAR
Oui.
LE ROI
Mais elle est morte !
HJALMAR
Elle est revenue.
LE ROI
Mais je l'ai vue morte !
HJALMAR
Elle est revenue.
LE ROI
Où est-elle?
HJALMAR
Ici. [136]
LE ROI
Ici, dans le château?
HJALMAR
Oui.
LE ROI
Montrez-la ! Je veux la voir !
HJALMAR
Pas encore. -Mon père, je ne puis plus épouser Uglyane.
LE ROI
Vous ne pouvez plus épouser Uglyane?
HJALMAR
Je n'ai jamais aimé que la princesse Maleine.
LE ROI
Ce n'est pas possible, Hjalmar!... Hjalmar!... Mais elle va s'en aller!...
HJALMAR
Qui?
LE ROI
Anne!
HJALMAR
II faudrait l'y préparer peu à peu.
LE ROI
Moi? -l'y préparer? -Écoutez... je crois qu'elle monte l'escalier. Mon Dieu!... mon Dieu! que va-t-il arriver? -Hjalmar, attendez!...
[137]Il sort.
HJALMAR
Mon père ! mon pauvre père ! -Elle le fera mourir avant la fin du mois !
Rentre le roi.
LE ROI
Ne l'avertissez pas encore aujourd'hui !
Il sort.
HJALMAR
Mon Dieu! mon Dieu! -Je crois que je l'entends dans l'oratoire. -Elle va venir ici. -Depuis quelques jours elle me suit comme mon ombre. Entre la reine Anne. Bonsoir, Madame.
ANNE
Ah! c'est vous, Hjalmar. -Je ne m'attendais pas...
HJALMAR
J'avais à vous parler, Madame.
ANNE
Vous n'aviez jamais rien à me dire... Sommes-nous seuls?
HJALMAR
Oui, Madame.
ANNE
Alors venez ici. Asseyez-vous ici.
HJALMAR
Ce n'est qu'un mot, Madame. -Avez-vous entendu parler de la princesse Maleine?
ANNE
De la princesse Maleine? [138]
HJALMAR
Oui, Madame.
ANNE
Oui, Hjalmar; mais elle est morte.
HJALMAR
On dit qu'elle vit peut-être.
ANNE
Mais c'est le roi lui-même qui l'a tuée.
HJALMAR
On dit qu'elle vit peut-être.
ANNE
Tant mieux pour elle.
HJALMAR
Vous la verrez peut-être.
ANNE
Ah ! ah ! ah ! dans l'autre monde alors ?
HJALMAR
Ah!...
Il sort.
ANNE
Où allez-vous. Seigneur? et pourquoi fuyez-vous? - Mais pourquoi fuyez-vous?
[139]Elle sort.
Une salle d'apparat dans le château
On découvre le roi, la reine Anne, Hjalmar, Uglyane, Angus, des dames d'honneur, des seigneurs, etc. -On danse. Musique.
ANNE
Venez, ici, Monseigneur; vous me semblez transfiguré ce soir.
HJALMAR
Ma fiancée n'est-elle pas près de moi?
ANNE
Laissez-moi mettre un peu la main sur votre cœur. Oh ! il bat déjà des ailes comme s'il voulait voler vers je ne sais quel ciel !
HJALMAR
C'est votre main qui le retient, Madame.
ANNE
Je ne comprends pas... je ne comprends pas. Vous m'expliquerez cela plus tard. Au mi. Vous êtes triste, Seigneur; à quoi songez-vous?
LE ROI
Moi ? -Je ne suis pas triste, mais je deviens très vieux.
ANNE
Voyons, ne dites pas cela un soir de fête ! Admirez plutôt votre fils; ri'est-il pas admirable ainsi en pourpoint de soie noire et violette ? et n'ai-je pas choisi un bel époux pour ma fille ?
HJALMAR
Madame, je m'en vais retrouver Angus. Il jettera un peu d'eau sur le feu tandis que vous n'y versez que de l'huile. [140]
ANNE
Mais ne nous revenez pas tout transi de la pluie de ses sages paroles...
HJALMAR
Elles tomberont en plein soleil !
ANGUS
Hjalmar! Hjalmar!
HJALMAR
Oh ! je sais ce que vous allez dire ; mais il n'est pas question de ce que vous croyez.
ANGUS
Je ne vous reconnais plus ; -mais que vous est-il donc arrivé hier soir?
HJALMAR
Hier soir? -Oh, il est arrivé d'étranges choses hier soir! -Mais j'aime mieux ne pas en parler à présent. Allez une nuit dans le bois du parc, près du jet d'eau ; et vous remarquerez que c'est à certains moments seulement, et lorsqu'on les regarde, que les choses se tiennent tranquilles comme des enfants sages et ne semblent pas étranges et bizarres; mais dès qu'on leur tourne le dos, elles vous font des grimaces et vous jouent de mauvais tours.
ANGUS
Je ne comprends pas.
HJALMAR
Moi non plus; mais j'aime mieux être au milieu des hommes; fussent-ils tous contre moi.
ANGUS
Quoi?
HJALMAR
Ne vous éloignez pas. [141]
ANGUS
Pourquoi ?
HJALMAR
Je ne sais pas encore.
ANNE
Avez-vous bientôt fini, Monseigneur? On n'abandonne pas ainsi sa fiancée !
HJALMAR
J'accours, Madame.
HJALMAR, a Uglyane
Angus vient de me raconter une étrange aventure, Uglyane.
UGLYANE
Vraiment.
HJALMAR
Oui. -II s'agit d'une jeune fille ; une pauvre jeune fille qui a perdu tous les biens qu'elle avait...
UGLYANE
Oh!
HJALMAR
Et elle veut l'épouser malgré tout. Elle l'attend au jardin tous les soirs ; elle le poursuit au clair de lune ; il n'a plus un instant de repos.
UGLYANE
Que va-t-il faire?
HJALMAR
II n'en sait rien. Je lui ai dit de faire lever les pontslevis, et de mettre un homme d'armes à chaque porte, afin qu'elle ne puisse plus entrer ; il ne veut pas. [142]
UGLYANE
Pourquoi ?
HJALMAR
Je n'en sais rien. -Oh! ma chère Uglyane!
ANGUS, a Hjalmar
Ne grelottez-vous pas en entrant dans les grottes de glace du mariage ?
HJALMAR
Nous en ferons des grottes de flammes !
LE ROI, très haut
Je ne vois pas du tout danser d'ici.
ANNE
Mais vous êtes à trois pas des danseurs, Monseigneur.
LE ROI
Je croyais en être très loin.
ANGUS, a Hjalmar
Avez-vous remarqué comme votre père a l'air pâle et fatigué depuis quelque temps?
HJALMAR
Oui, oui...
ANGUS
II vieillit étrangement.
LE ROI, très haut
Je crois que la mort commence à frapper à ma porte !
[143]Ils tressaillent tous. -Silence. -La musique cesse subitement et on entend frapper à une porte.
ANNE
On frappe à la petite porte !
HJALMAR
Entrez !
La porte s'entr'ouvre et on aperçoit, dans l'entrebâillement, la princesse Maleine en longs vêtements blancs de fiancée.
ANNE
Qui est-ce qui entre ?
HJALMAR
La princesse Maleine !
ANNE
Qui?
HJALMAR
La princesse Maleine !
LE ROI
Fermez la porte. Tous Fermez la porte !
HJALMAR
Pourquoi fermer la porte ?
ANGUS
Au secours ! le roi se trouve mal !
UNE DAME D'HONNEUR
Allez chercher un verre d'eau !
HJALMAR
Mon père! -Aidez-moi!... [144]
UNE AUTRE DAME D'HONNEUR
Allez chercher un prêtre !
UN SEIGNEUR
Ouvrez les fenêtres !
ANGUS
Ecartez-vous ! Ecartez-vous !
HJALMAR
Appelez un médecin ! Portons-le sur son lit ! Aidez-moi !
ANGUS
II y a une étrange tempête au-dessus du château.
Ils sortent tous.
Devant le château
Entrent le roi et la reine Anne.
LE ROI
Mais on pourrait peut-être éloigner la petite?
ANNE
Et la revoir le lendemain ? -ou bien faut-il attendre une mer de misères? faut-il attendre que Hjalmar la rejoigne? -faut-il...
LE ROI
Mon Dieu ! mon Dieu ! que voulez-vous que je fasse ?
ANNE
Vous ferez ce que vous voudrez; vous avez à choisir entre cette fille et moi. [145]
LE ROI
On ne sait jamais ce qu'il pense...
ANNE
Je sais qu'il ne l'aime pas. Il l'a crue morte. Avez-vous vu couler une larme sur ses joues ?
LE ROI
Elles ne coulent pas toujours sur les joues.
ANNE
II ne se serait pas jeté dans les bras d'Uglyane.
LE ROI
Attendez quelques jours. -II pourrait en mourir.
ANNE
Nous attendrons. -II ne s'en apercevra pas.
LE ROI
Je n'ai pas d'autre enfant...
ANNE
Mais c'est pourquoi il faut le rendre heureux. -Attention! il arrive avec sa mendiante de cire ; il l'a promenée autour des marais, et l'air du soir l'a déjà rendue plus verte qu'une noyée de quatre semaines. Entrent le prince Hjalmar et la princesse Maleine. Bonsoir, Hjalmar ! -Bonsoir, Maleine ! vous avez fait une belle promenade ?
HJALMAR
Oui, Madame.
ANNE
II vaut mieux cependant ne pas sortir le soir. Il faut que Maleine soit prudente. Elle me semble un peu pâle déjà. L'air des marais est très pernicieux. [146]
MALEINE
On me l'a dit, Madame.
ANNE
Oh ! c'est un véritable poison !
HJALMAR
Nous n'étions pas sortis de toute la journée ; et le clair de lune nous a entraînés ; nous avons été voir les moulins à vent le long du canal.
ANNE
II faut être prudente au commencement; j'ai été malade moi aussi.
LE ROI
Tout le monde est malade en venant ici.
HJALMAR
II y a beaucoup de malades au village.
LE ROI
Et beaucoup de morts au cimetière !
ANNE
Voyons! n'effrayez pas cette enfant!
Entre le fou.
HJALMAR
Maleine, le fou!
MALEINE
Oh!
ANNE
Vous ne l'aviez pas encore vu, Maleine? N'ayez pas peur, n'ayez pas peur; il ne fait pas de mal. Il erre ainsi tous les soirs. [147]
HJALMAR
II va, toutes les nuits, creuser des fosses dans les vergers.
MALEINE
Pourquoi?
HJALMAR
On ne sait pas.
MALEINE
Est-ce moi qu'il montre du doigt?
HJALMAR
Oui, n'y fais pas attention.
MALEINE
II fait le signe de la croix !
LE FOU
Oh! oh! oh!
MALEINE
J'ai peur!
HJALMAR
II a l'air épouvanté.
LE FOU
Oh! oh! oh!
HJALMAR
II s'en va.
Sort le fou.
ANNE
À quand les noces, Maleine ? [148]
HJALMAR
Avant la fin du mois, si mon père y consent.
LE ROI
Oui, oui...
ANNE
Vous savez que je reste ici jusqu'à vos noces ; et Uglyane aussi ; oh ! la pauvre Uglyane ! Hjalmar, Hjalmar, l'avez-vous abandonnée !
HJALMAR
Madame!...
ANNE
Oh ! n'ayez pas de remords, il vaut mieux vous le dire aujourd'hui ; elle obéissait à son père plus qu'à son cœur ; elle vous aimait cependant; mais que voulez-vous? elle a été élevée et elle a passé son enfance avec le prince Orsic, son cousin, et cela ne s'oublie pas ; elle a pleure toutes les larmes de son pauvre petit cœur en le quittant, et j'ai dû la traîner jusqu'ici.
MALEINE
II y a quelque chose de noir qui arrive.
LE ROI
De qui parlez-vous?
HJALMAR
Quoi?
MALEINE
II y a quelque chose de noir qui arrive.
HJALMAR
Où donc?
MALEINE
Là-bas; dans le brouillard, du côté du cimetière. [149]
HJALMAR
Ah ! ce sont les sept béguines.
MALEINE
Sept béguines !
ANNE
Oui, elles viennent filer pour vos noces.
Entrent la nourrice et sept béguines.
LA NOURRICE
Bonsoir ! Bonsoir, Maleine !
LES SEPT BÉGUINES
Bonsoir !
TOUS
Bonsoir, mes sœurs !
MALEINE
Oh ! qu'est-ce qu'elle porte ?
HJALMAR
Qui?
MALEINE
La troisième, la vieille.
LA NOURRICE
C'est de la toile pour vous, Maleine.
Sortent les sept béguines. -On entend sonner une cloche.
HJALMAR
On sonne les vêpres ; -viens, Maleine.
MALEINE
J'ai froid ! [150]
HJALMAR
Tu es pâle, rentrons !
MALEINE
Oh ! comme il y a des corbeaux autour de nous !
Croassements.
HJALMAR
Viens!
MALEINE
Mais qu'est-ce que toutes ces flammes sur les marais?
Feux follets sur les marais.
LA NOURRICE
On dit que ce sont des âmes.
HJALMAR
Ce sont des feux follets. -Viens.
MALEINE
Oh ! il y en a un très long qui va au cimetière !
HJALMAR
Viens; viens.
LE ROI
Je rentre aussi ; -Anne, venez-vous ?
ANNE
Je vous suis. Sortent le roi, Hjalmar et Maleine. Maleine m'a l'air un peu malade. Il faudra la soigner.
LA NOURRICE
Elle est un peu pâle, Madame. Mais elle n'est pas malade. Elle est plus forte que vous ne le croyez. [151]
ANNE
Je ne serais pas étonnée si elle tombait malade...
Elle sort avec la nourrice.
Une chambre dans la maison du médecin
Entre le médecin.
LE MÉDECIN
Elle m'a demandé du poison ; il y a un mystère au-dessus du château et je crois que ses murs vont tomber sur nos têtes; et malheur aux petits qui sont dans la maison ! Il y a déjà d'étranges rumeurs autour de nous; et il me semble que de l'autre côté de ce monde on commence à s'inquiéter un peu de l'adultère. En attendant, ils entrent dans la misère jusqu'aux lèvres; et le vieux roi va mourir dans le lit de la reine avant la fin du mois... Il blanchit étrangement depuis quelques semaines et son esprit commence à chanceler en même temps que son corps. Il ne faut pas que je me trouve au milieu des tempêtes qui vont venir, il serait temps de s'en aller, il serait temps de s'en aller, et je n'ai pas envie d'entrer aveuglément avec elle en cet enfer ! Il faut que je lui donne quelque poison presque inoffensif, qui lui fasse illusion; et j'ouvrirai les yeux avant qu'on ne ferme un tombeau. En attendant, je m'en lave les mains... Je ne veux pas mourir en essayant de soutenir une tour qui s'écroule !
Il sort. [152]
Une cour du château
Entre le roi.
LE ROI
Mon Dieu ! mon Dieu ! Je voudrais être ailleurs ! Je voudrais pouvoir dormir jusqu'à la fin du mois ; et que je serais heureux de mourir! Elle me conduit comme un pauvre épagneul; elle va m'entraîner dans une forêt de crimes, et les flammes de l'enfer sont au bout de ma route ! Mon Dieu, si je pouvais revenir sur mes pas ! Mais n'y avait-il pas moyen d'éloigner la petite ? J'ai pleure ce matin en la voyant malade ! Si elle pouvait quitter ce château vénéneux !... Je voudrais m'en aller n'importe où ! n'importe où ! Je voudrais voir les tours s'écrouler dans l'étang ! Il me semble que tout ce que je mange est empoisonné ; et je crois que le ciel est vénéneux ce soir! -Mais ce poison, mon Dieu, dans ce pauvre petit corps blanc l... oh ! oh ! oh ! Entre la reine Anne. Ils arrivent?
ANNE
Oui, ils viennent.
LE ROI
Je m'en vais.
ANNE
Quoi?
LE ROI
Je m'en vais; je ne puis plus voir cela.
ANNE
Qu'est-ce que c'est? vous allez rester. Asseyez-vous là. N'ayez pas l'air étrange !
LE ROI
J'ai l'air étrange? [ 153]
ANNE
Oui. Ils s'en apercevront. Ayez l'air plus heureux.
LE ROI
Oh ! oh ! heureux !
ANNE
Voyons, taisez-vous ; ils sont là.
LE ROI
Mon Dieu ! mon Dieu ! comme elle est pâle !
Entrent Se prince Hjalmar, Maleine et le petit Allan.
ANNE
Eh bien, Maleine, comment allez-vous ?
MALEINE
Un peu mieux; un peu mieux.
ANNE
Vous avez meilleure mine; asseyez-vous ici, Maleine. J'ai fait apporter des coussins; l'air est très pur ce soir.
LE ROI
II y a des étoiles.
ANNE
Je n'en vois pas.
LE ROI
Je croyais en voir là-bas.
ANNE
Où sont vos idées ?
LE ROI
Je ne sais pas. [154]
ANNE
Êtes-vous bien ainsi, Maleine?
MALEINE
Oui, oui.
ANNE
Êtes-vous fatiguée ?
MALEINE
Un peu, Madame.
ANNE
Je vais mettre ce coussin sous votre coude.
MALEINE
Merci, Madame.
HJALMAR
Elle est si résignée ! Oh ! ma pauvre Maleine !
ANNE
Voyons, voyons; ce n'est rien. Il faut du courage; c'est l'air des marais. Uglyane est malade elle aussi.
HJALMAR
Uglyane est malade?
ANNE
Elle est malade comme Maleine ; elle ne quitte plus sa chambre.
LE ROI
Maleine ferait mieux de quitter le château.
ANNE
Quoi? [155]
LE ROI
Je disais que Maleine ferait peut-être mieux d'aller ailleurs...
HJALMAR
Je l'ai dit également.
ANNE
Où irait-elle?
LE ROI
Je ne sais pas.
ANNE
Non, non, il vaut mieux qu'elle reste ici ; elle se fera à l'air des marais. Mon Dieu, j'ai été malade moi aussi; où la soignera-t-on mieux qu'ici? Est-ce qu'il ne vaut pas mieux qu'elle reste ici?
LE ROI
Oh! oh!
ANNE
Quoi?
LE ROI
Oui! oui!
ANNE
Ah ! -Voyons, Allan ; qu'as-tu donc à nous observer ainsi ? Viens m'embrasser ; et va-t'en jouer à la balle.
LE PETIT ALLAN
Est-ce que Maaleine est malade ?
ANNE
Oui, un peu. [156]
LE PETIT ALLAN
Très, très, très ma-alade?
ANNE
Non, non.
LE PETIT ALLAN
Elle jouera plus a-avec moi ?
ANNE
Si, si, elle jouera encore avec toi; n'est-ce pas, Maleine?
LE PETIT ALLAN
Oh ! le mou-oulin il s'est a-arrêté !
ANNE
Quoi?
LE PETIT ALLAN
Le mou-oulin il s'est a-arrêté !
ANNE
Quel moulin?
LE PETIT ALLAN
Là-à, le mou-oulin noir!
ANNE
Eh bien, c'est que le meunier est allé se coucher.
LE PETIT ALLAN
Est-ce qu'il est ma-alade?
ANNE
Je n'en sais rien ; allons, tais-toi ; va jouer.
LE PETIT ALLAN
Pourquoi Ma-aleine ferme les yeux? [157]
ANNE
Elle est fatiguée.
LE PETIT ALLAN
Ou-ouvrez les yeux, Ma-aleine !
ANNE
Allons, laisse-nous tranquilles maitenant; va jouer...
LE PETIT ALLAN
Ou-ouvrez les yeux, Ma-aleine !
ANNE
Va jouer ; va jouer. Ah ! vous avez mis votre manteau de velours oir, Maleine?
MALEINE
Oui, Madame.
HJALMAR
II est un peu triste.
ANNE
II est admirable! Au roi. L'avez-vous vu, Seigneur?
LE ROI
Moi?
ANNE
Oui, vous.
LE ROI
Quoi?
ANNE
Où êtes-vous ? Je parle du manteau de velours noir.
LE ROI
II y a là un cyprès qui me fait des signes ! [158]
TOUS
Quoi?
LE ROI
II y a là un cyprès qui me fait des signes !
ANNE
Vous vous êtes endormi ? est-ce que vous rêvez ?
LE ROI
Moi?
ANNE
Je parlais du manteau de velours noir.
LE ROI
Ah ! -oui, il est très beau...
ANNE
Ah ! ah ! ah ! il s'était endormi ! -Mais comment vous trouvez-vous, Maleine?
MALEINE
Mieux, mieux.
LE ROI
Non, non, c'est trop terrible !
HJALMAR
Qu'est-ce qu'il y a?
ANNE
Qu'est-ce qui est terrible?
LE ROI
Rien ! rien !
ANNE
Mais faites attention à ce que vous dites ! Vous effrayez tout le monde ! [159]
LE ROI
Moi? J'effraye tout le monde?
ANNE
Mais ne repétez pas toujours ce que l'on dit! Qu'avez-vous donc ce soir? Vous êtes malade?
HJALMAR
Vous avez sommeil, mon père?
LE ROI
Non, non, je n'ai pas sommeil !
ANNE
A quoi songez-vous?
LE ROI
Maleine ?
MALEINE
Sire?
LE ROI
Je ne vous ai pas encore embrassée?
MALEINE
Non, Sire.
LE ROI
Est-ce que je puis vous embrasser ce soir ?
MALEINE
Mais oui, Sire.
LE ROI, l'embrassant
Oh ! Maleine ! Maleine !
MALEINE
Sire ? - Qu'est-ce que vous avez ? [160]
LE ROI
Mes cheveux blanchissent, voyez-vous !
MALEINE
Vous m'aimez un peu aujourd'hui?
LE ROI
Oh! oui, Maleine!... Donne-moi ta petite main! -Oh! oh! elle est chaude encore comme une petite flamme...
MALEINE
Qu'y a-t-il? -Mais qu'est-ce qu'il y a?
ANNE
Voyons ! voyons ! Vous la faites pleurer...
LE ROI
Je voudrais être mort !
ANNE
Ne dites plus de pareilles choses le soir !
HJALMAR
Allons-nous-en.
Ici on frappe étrangement à la porte.
ANNE
On frappe !
HJALMAR
Qui est-ce qui frappe à cette heure?
ANNE
Personne ne répond.
On frappe.
LE ROI
Qui peut-ce être? [161]
HJALMAR
Frappez un peu plus fort ; on ne vous entend pas !
ANNE
On n'ouvre plus!
HJALMAR
On n'ouvre plus. Revenez demain !
On frappe.
LE ROI
Oh! oh! oh!
On frappe.
ANNE
Mais avec quoi frappe-t-il?
HJALMAR
Je ne sais pas.
ANNE
Allez voir.
HJALMAR
Je vais voir.
Il ouvre la porte.
ANNE
Qui est-ce?
HJALMAR
Je ne sais pas. Je ne vois pas bien.
ANNE
Entrez !
MALEINE
J'ai froid !
[162]
HJALMAR
Il n'y a personne !
TOUS
Il n'y a personne ?
HJALMAR
II fait noir ; je ne vois personne.
ANNE Alors c'est le vent; il faut que ce soit le vent!
HJALMAR Oui, je crois que c'est le cyprès.
LE ROI Oh!
ANNE Est-ce que nous ne ferions pas mieux de rentrer?
HJALMAR Oui.
[163]Ils sortent tous.
Une partie du jardin
Entre le prince Hjalmar.
HJALMAR
Elle me suit comme un chien. Elle était à une fenêtre de la tour ; elle m'a vu passer le pont du jardin et voilà qu'elle arrive au bout de l'allée! -Je m'en vais.
Il sort. - Entre la reine Anne.
ANNE
II me fuit et je crois qu'il a des soupçons. Je ne veux pas attendre plus longtemps. Ce poison traînera jusqu'au Jugement dernier ! Je ne puis plus me fier à personne ; et je crois que le roi devient fou. Il faut que je l'aie tout le temps sous les yeux. Il erre autour de la chambre de Maleine, et je crois qu'il voudrait l'avertir. - J'ai pris la clef de cette chambre. Il est temps d'en finir ! - Ah ! voici la nourrice. Elle est toujours chez la petite, il faudrait l'éloigner aujourd'hui. Bonjour, nourrice.
Entre la nourrice.
LA NOURRICE
Bonjour, bonjour, Madame.
ANNE
II fait beau, n'est-ce pas, nourrice?
LA NOURRICE
Oui, Madame ; un peu chaud peut-être ; un peu trop chaud pour la saison. [164]
ANNE
Ce sont les derniers jours de soleil ; il faut en profiter.
LA NOURRICE
Je n'ai plus eu le temps de venir au jardin depuis que Maleine est malade.
ANNE
Est-ce qu'elle va mieux?
LA NOURRICE
Oui, un peu mieux peut-être ; mais toujours faible, faible ! et pâle, pâle!
ANNE
J'ai vu le médecin ce matin ; il m'a dit qu'il lui faut, avant tout, le repos.
LA NOURRICE
II me l'a dit aussi.
ANNE
II conseille même de la laisser seule, et de ne pas entrer dans sa chambre à moins qu'elle n'appelle.
LA NOURRICE
II ne m'en a rien dit.
ANNE
II l'aura oublié ; on n'aura pas osé vous le dire de peur de vous faire de la peine.
LA NOURRICE
II a eu tort, il a eu tort.
ANNE
Mais oui ; il a eu tort. [165]
LA NOURRICE
J'avais justement cueilli quelques grappes de raisins pour elle.
ANNE
II y a déjà des raisins?
LA NOURRICE
Oui, oui, j'en ai trouvé le long du mur. Elle les aime tant...
ANNE
Ils sont très beaux.
LA NOURRICE
Je croyais les lui donner après la messe, mais j'attendrai qu'elle soit guérie.
ANNE
II ne faudra pas attendre longtemps.
On entend sonner une cloche.
LA NOURRICE
Mon Dieu, on sonne la messe! J'allais oublier que c'est dimanche !
ANNE
J'y vais également.
Elles sortent.
Une cuisine du château
On découvre des servantes, des cuisiniers, des domestiques, etc. -Les sept béguines filent leur quenouille dans le fond de la salle, en chantant à mi-voix des hymnes latines. [166]
UN CUISINIER
II va tonner.
UN DOMESTIQUE
Je viens du jardin ; je n'ai jamais vu de ciel pareil ; il est aussi noir que l'étang.
UNE SERVANTE
II est six heures, et je n'y vois plus. Il faudrait allumer les lampes.
UNE AUTRE SERVANTE
On n'entend rien.
UNE TROISIÈME SERVANTE
J'ai peur.
UN CUISINIER
II ne faut pas avoir peur.
UNE VIEILLE SERVANTE
Mais regardez donc le ciel ! J'ai plus de soixante-dix ans et je n'ai jamais vu un ciel comme celui-ci !
UN DOMESTIQUE
C'est vrai.
UNE BÉGUINE
Y a-t-il de l'eau bénite?
UNE SERVANTE
Oui, oui.
UNE AUTRE BÉGUINE
Où est-elle ?
UN CUISINIER
Attendez qu'il tonne.
[167]Entre une servante.
LA SERVANTE
La reine demande si le souper du petit Allan est déjà prêt?
LE CUISINIER
Mais non ; il n'est pas sept heures. Il soupe toujours à sept heures.
LA SERVANTE
II soupera plus tôt ce soir.
LE CUISINIER
Pourquoi ?
LA SERVANTE
Je n'en sais rien.
LE CUISINIER
En voilà une histoire! Il fallait me prévenir...
Entre une deuxième servante.
LA DEUXIÈME SERVANTE
Où est le souper du petit Allan ?
LE CUISINIER
« Où est le souper du petit Allan ? » Mais je ne puis pas préparer ce souper en faisant le signe de la croix !
LA DEUXIÈME SERVANTE
II suffit d'un œuf et d'un peu de bouillon. Je dois le mettre au lit immédiatement après.
UNE SERVANTE
Est-ce qu'il est malade?
LA DEUXIÈME SERVANTE
Mais non, il n'est pas malade.
UNE AUTRE SERVANTE
Mais qu'est-il arrivé? [168]
LA DEUXIÈME SERVANTE
Je n'en sais rien. -Au cuisinier. Elle ne veut pas que l'œuf soit trop dur.
Entre une troisième servante.
LA TROISIÈME SERVANTE
II ne faut pas attendre la reine cette nuit.
LES SERVANTES
Quoi?
LA TROISIÈME SERVANTE
II ne faut pas attendre la reine cette nuit. Elle se déshabillera toute seule.
LES SERVANTES
Allons, tant mieux !
LA TROISIÈME SERVANTE
II faut allumer toutes les lampes dans sa chambre.
UNE SERVANTE
Allumer toutes les lampes?
LA TROISIÈME SERVANTE
Oui.
UNE SERVANTE
Mais pourquoi?
LA TROISIÈME SERVANTE
Je n'en sais rien ; elle l'a dit.
UNE AUTRE SERVANTE
Mais qu'est-ce qu'elle a ce soir?
UN DOMESTIQUE
Elle a un rendez-vous. [169]
UN AUTRE DOMESTIQUE
Avec le roi.
UN AUTRE DOMESTIQUE
Ou avec le prince Hjalmar.
Entre une quatrième servante.
LA QUATRIÈME SERVANTE
II faut monter de l'eau dans la chambre de la reine.
UNE SERVANTE
De l'eau? Mais il y en a.
LA QUATRIÈME SERVANTE
II n'y en aura pas assez.
UN DOMESTIQUE
Est-ce qu'elle va se baigner?
UN CUISINIER
Est-ce vous autres qui la baignez ?
UNE SERVANTE
Oui.
LE CUISINIER
Oh la, la!
UN DOMESTIQUE
Elle est toute nue alors?
UNE SERVANTE
Évidemment.
LE DOMESTIQUE
Sacrebleu !
[170]Un éclair.
TOUS
Un éclair!
Ils se signent.
UNE BÉGUINE
Mais taisez-vous donc ! Vous allez attirer la foudre ! Vous allez attirer la foudre sur nous tous ! Moi, je ne reste pas ici !
LES AUTRES BÉGUINES
Moi non plus ! -Moi non plus ! -Moi non plus ! -Moi non plus ! -Moi non plus ! -Moi non plus !
Elles sortent précipitamment en faisant le signe de la croix.
La chambre de la princesse Maleine
On découvre la princesse Maleine étendue sur son lit. -Un grand chien noir tremble dans un coin.
MALEINE
Ici Pluton! ici Pluton! Ils m'ont laissée toute seule! Ils m'ont laissée toute seule dans une nuit pareille ! Hjalmar n'est pas venu me voir. Ma nourrice n'est pas venue me voir; et quand j'appelle, personne ne me répond. Il est arrivé quelque chose au château... Je n'ai pas entendu un seul bruit aujourd'hui; on dirait qu'il est habité par des morts. -Où es-tu mon pauvre chien noir? Est-ce que tu vas m'abandonner aussi? -Où es-tu, mon pauvre Pluton? -Je ne puis te voir dans l'obscurité ; tu es aussi noir que ma chambre. -Est-ce toi que je vois dans le coin ? -Mais ce sont tes yeux qui luisent dans le coin! Mais ferme les yeux pour l'amour de Dieu ! Ici Pluton ! Ici Pluton ! Ici commence l'orage. -Est-ce toi que j'ai vu trembler ainsi! Il fait trembler tous les meubles! -As-tu vu quelque chose ? -Réponds-moi, mon pauvre Pluton ! Y a-t-il quel-qu'un dans la chambre ? Viens ici, Pluton, viens, ici ! -Mais viens [171] près de moi, dans mon lit! -Mais tu trembles à mourir dans ce coin ! Elle se lève et va vers le chien qui recule et se cache sous un meuble. -OÙ es-tu, mon pauvre Pluton ! -Oh ! tes yeux sont en feu maintenant. -Mais pourquoi as-tu peur de moi cette nuit? Elle se recouche. -Si je pouvais m'endormir un moment... -Mon Dieu ! Mon Dieu ! comme je suis malade! Et je ne sais pas ce que j'ai; -et personne ne sait ce que j'ai; le médecin ne sait pas ce que j'ai; ma nourrice ne sait pas ce que j'ai; Hjalmar ne sait pas ce que j'ai... Ici le vent agite les rideaux du lit. Ah ! on touche aux rideaux de mon lit! Qui est-ce qui touche aux rideaux de mon lit? Il y a quelqu'un dans ma chambre ? -Il doit y avoir quelqu'un dans ma chambre ? -Oh ! voilà la lune qui entre dans ma chambre ! -mais qu'est-ce que cette ombre sur la tapisserie? -Je crois que le crucifix balance sur le mur! Qui est-ce qui touche au crucifix? Mon Dieu! mon Dieu! je ne puis plus rester ici ! Elle se lève et va vers la porte qu'elle essaye d'ouvrir. -Ils m'ont enfermée dans ma chambre ! -Ouvrez-moi pour l'amour de Dieu ! Il y a quelque chose dans ma chambre ! -Je vais mourir si l'on me laisse ici! Nourrice! nourrice! où es-tu? Hjalmar! Hjalmar! Hjalmar! où êtes-vous? Elle revient vers le lit. -Je n'ose plus sortir de mon lit. -Je vais me tourner de l'autre côté. -Je ne verrai plus ce qu'il y a sur le mur. Ici des vêtements blancs, placés sur un prie-Dieu, sont agités lentement par le vent. -Ah ! il y a quelqu'un sur le prie-Dieu ! Elle se tourne de l'autre côté. -Ah ! l'ombre est encore sur le mur ! Elle se retourne. -Ah ! il est encore sur le prie-Dieu ! Oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! -Je vais essayer de fermer les yeux. Ici on entend craquer les meubles et gémir le vent. -Oh! oh! oh! qu'y a-t-il maintenant? Il y a du bruit dans ma chambre ! Elle se lève. -Je veux voir ce qu'il y a sur le prie-Dieu ! -J'avais peur de ma robe de noces ! Mais, quelle est cette ombre sur la tapisserie ? Elle fait glisser la tapisserie. -Elle est sur le mur à présent ! Je vais boire un peu d'eau ! Elle boit, et dépose le verre sur un meuble. -Oh ! comme ils crient les roseaux de ma chambre ! Et quand je marche tout parle dans ma chambre ! Je crois que c'est l'ombre du cyprès ; il y a un cyprès devant ma fenêtre. Elle va vers la fenêtre. -Oh, la triste chambre qu'ils m'ont donnée ! Il tonne. Je ne vois que des croix aux lueurs des éclairs; et j'ai peur que les morts n'entrent par les fenêtres. Mais quelle tempête dans le cimetière ! et quel vent dans les saules pleureurs ! Elle se couche sur son lit. Je n'entends plus rien maintenant; et la lune est sortie de ma chambre. Je n'entends plus rien, maintenant. Je préfère entendre du bruit. Elle écoute. Il y [172] a des pas dans le corridor. D'étranges pas, d'étranges pas, d'étranges pas... On chuchote autour de ma chambre; et j'entends des mains sur ma porte ! Ici le chien se met à hurler. Pluton ! Pluton ! quelqu'un va entrer ! -Pluton ! Pluton ! Pluton ! ne hurle pas ainsi ! Mon Dieu ! mon Dieu ! je crois que mon cœur va mourir !
Un corridor du château
Entrent, au bout du corridor, le roi et la reine Anne. -Le roi porte une lumière, l'orage continue.
ANNE
Je crois que l'orage sera terrible cette nuit; il y avait un vent effrayant dans la cour, un des vieux saules pleureurs est tombé dans l'étang.
LE ROI
Ne le faisons pas.
ANNE
Quoi?
LE ROI
N'y a-t-il pas moyen de faire autrement?
ANNE
Venez.
LE ROI
Les sept béguines !
chantent des litanies.On entend venir les sept béguines qui
UNE BÉGUINE, au loin
Propitius esto! [173]
LES AUTRES BÉGUINES
Parce nobis, Domine!
UNE BÉGUINE
Propitius esto !
LES AUTRES
Exaudi nos, Domine !
UNE BÉGUINE
Ab omni malo!
LES AUTRES
Libéra nos. Domine !
UNE BÉGUINE
Ab omni peccato !
LES AUTRES
Libéra nos, Domine !
Elles entrent à la file, la première porte une lanterne, la septième un livre de prières.
UNE BÉGUINE
Ab ira tua!
LES AUTRES
Libéra nos, Domine !
UNE BÉGUINE
A subitanea et improvisa morte !
LES AUTRES
Libéra nos, Domine !
UNE BÉGUINE
Ab insidiis diaboli ! [174]
LES AUTRES
Libéra nos, Domine !
UNE BÉGUINE, en passant devant le roi et la reine
A spiritu fomicationis !
LES AUTRES
Libéra nos, Domine !
UNE BÉGUINE
Ab ira, et odio, et omni mala voluntate !
LES AUTRES
Libéra nos, Domine !
Elles sortent et on continue de les entendre dans l'éloignement.
UNE BÉGUINE
A fulgure et tempestate !
LES AUTRES
Libéra nos, Domine !
UNE BÉGUINE, très loin
A morte perpétua !
LES AUTRES
Libéra nos, Domine !
ANNE
Elles sont parties. - Venez !
LE ROI
Oh ! ne le faisons pas aujourd'hui !
ANNE
Pourquoi ?
LE ROI
II tonne si terriblement! [175]
ANNE
On ne l'entendra pas crier. Venez.
LE ROI
Attendons encore un peu.
ANNE
Taisez-vous; c'est ici la porte...
LE ROI
Est-ce ici la porte ?... Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !
ANNE
Où est la clef?
LE ROI
Allons jusqu'au bout du corridor; il y a peut-être quelqu'un.
ANNE
Où est la clef?
LE ROI
Attendons jusqu'à demain.
ANNE
Mais comment est-il possible? Allons! la clef! la clef!
LE ROI
Je crois que je l'ai oubliée.
ANNE
Ce n'est pas possible. Je vous l'ai donnée.
LE ROI
Je ne la trouve plus.
ANNE
Mais je l'ai mise dans votre manteau... [176]
LE ROI
Elle n'y est plus. Je vais la chercher...
ANNE
Où donc?
LE ROI
Ailleurs.
ANNE
Non, non, restez ici; vous ne reviendriez plus.
LE ROI
Si, si, je reviendrai.
ANNE
J'irai moi-même. Restez ici. Où est-elle ?
LE ROI
Je ne sais pas. Dans ma chambre à coucher...
ANNE
Mais vous vous en irez ?
LE ROI
Oh! non, je resterai!... je resterai ici!
ANNE
Mais il faut que vous l'ayez. Je l'ai mise dans votre manteau. Cherchez. Nous n'avons pas de temps à perdre.
LE ROI
Je ne la trouve pas.
ANNE
Voyons... -Mais elle est ici! Voyons, sois raisonnable, Hjalmar; et ne fais pas l'enfant ce soir... Est-ce que tu ne m'aimes plus?
[177]Elle veut l'embrasser.
LE ROI, la repoussant
Non, non, pas maintenant.
ANNE
Ouvrez !
LE ROI
Oh ! oh ! oh ! J'aurais moins peur de la porte de l'enfer ! Il n'y a qu'une petite fille là derrière; elle ne peut pas...
ANNE
Ouvrez !
LE ROI
Elle ne peut pas tenir une fleur dans ses mains! Elle tremble quand elle tient une pauvre petite fleur dans ses mains; et moi...
ANNE
Allons; ne faites pas de scènes, ce n'est pas le moment. -Nous n'avons pas de temps à perdre !
LE ROI
Je ne trouve pas le trou de la serrure.
ANNE
Donnez-moi la lumière ; elle tremble comme si le corridor allait s'écrouler.
LE ROI
Je ne trouve pas le trou de la serrure.
ANNE
Vous tremblez?
LE ROI
Non ; -oui, un peu, mais je n'y vois plus !
ANNE
Donnez-moi la clef? Entr'ouvrant la porte. Entrez ! [178]
Le chien noir sort en rampant.
LE ROI
II y a quelque chose qui est sorti !
ANNE
Oui.
LE ROI
II y a quelque chose qui est sorti !
ANNE
Taisez-vous !
LE ROI
Mais qu'est-ce qui est sorti de la chambre?
ANNE
Je ne sais pas ; -entrez ! entrez ! entrez !
Ils entrent dans la chambre.
La chambre de la princesse Maleine
On découvre la princesse Maleine immobile sur son lit, épouvantée et aux écoutes; entrent le roi et la reine Anne. - L'orage augmente.
LE ROI
Je veux savoir ce qui est sorti de la chambre!...
ANNE
Avancez, avancez !
LE ROI
Je veux aller voir ce qui est sorti de la chambre... [179]
ANNE
Taisez-vous. Elle est là.
LE ROI
Elle est morte ! -Allons-nous-en !
ANNE
Elle a peur.
LE ROI
Allons-nous-en ! J'entends battre son cœur jusqu'ici !
ANNE
Avancez; -est-ce que vous devenez fou?
LE ROI
Elle nous regarde, oh ! oh !
ANNE
Mais c'est une petite fille ! -Bonsoir, Maleine. -Est-ce que tu ne m'entends pas, Maleine? Nous venons te dire bonsoir. -Es-tu malade, Maleine? Est-ce que tu ne m'entends pas? Maleine! Maleine !
Maleine fait signe que oui.
LE ROI
Ah!
ANNE
Tu es effrayante ! -Maleine ! Maleine ! As-tu perdu la voix?
MALEINE
Bon... soir!...
ANNE
Ah ! tu vis encore ; -as-tu tout ce qu'il te faut? -Mais je vais ôter mon manteau. Elle dépose son manteau sur un meuble et s'approche du lit. - Je vais voir. -Oh ! cet oreiller est bien dur. -Je vais arranger tes [180] cheveux. -Mais pourquoi me regardes-tu ainsi, Maleine ? Maleine ? -Je viens te dorloter un peu. -Où est-ce que tu as mal ? -Tu trembles comme si tu allais mourir. -Mais tu fais trembler tout le lit! -Mais je viens simplement te dorloter un peu. -Ne me regarde pas ainsi ! Il faut être dorlotée à ton âge ; je vais être ta pauvre maman. -Je vais arranger tes cheveux. -Voyons, lève un peu la tête ; je vais les nouer avec ceci. -Lève un peu la tête. -Ainsi.
Elle lui passe un lacet autour du cou.
MALEINE, sautant à bas du lit
Ah! qu'est-ce que vous m'avez mis autour du cou?
ANNE
Rien! rien! ce n'est rien! ne criez pas!
MALEINE
Ah! ah!
ANNE
Arrêtez-la! arrêtez-la!
LE ROI
Quoi? Quoi?
ANNE
Elle va crier ! elle va crier !
LE ROI
Je ne peux pas !
MALEINE
Vous allez me!... oh! vous allez me!...
ANNE, saisissant Maleine
Non ! non !
MALEINE
Maman ! Maman ! Nourrice ! Nourrice ! Hjalmar ! Hjalmar ! Hjalmar! [181]
ANNE, au roi
Où êtes-vous?
LE ROI
Ici! ici!
MALEINE, suivant Anne sur les genoux
Attendez ! Attendez un peu ! Anne ! Madame ! roi ! roi ! roi ! Hjalmar! -Pas aujourd'hui! -Non! non! pas maintenant!...
ANNE
Vous allez me suivre autour du monde à genoux?
Elle tire sur le lacet.
MALEINE, tombant au milieu de la chambre
Maman!... Oh! oh! oh!
Le roi va s'asseoir.
ANNE
Elle ne bouge plus. C'est déjà fini. -Où êtes-vous? Aidez-moi! Elle n'est pas morte. -Vous êtes assis !
LE ROI
Oui! oui! oui!
ANNE
Tenez-lui les pieds; elle se débat. Elle va se relever...
LE ROI
Quels pieds? quels pieds? Où sont-ils?
ANNE
Là! là! là! Tirez!
LE ROI
Je ne peux pas ! Je ne peux pas ! [182]
ANNE
Mais ne la faites pas souffrir inutilement !
Ici la grêle crépite subitement contre les fenêtres.
LE ROI
Ah!
ANNE
Qu'est-ce que vous avez fait?
LE ROI
Aux fenêtres ! -On frappe aux fenêtres !
ANNE
On frappe aux fenêtres?
LE ROI
Oui ! oui ! avec des doigts ! oh ! des millions de doigts !
Nouvelle averse.
ANNE
C'est la grêle !
LE ROI
La grêle ?
ANNE
Oui.
LE ROI
Est-ce que c'est la grêle?
ANNE
Oui, je l'ai vu. -Ses yeux deviennent troubles.
LE ROI
Je veux m'en aller ! Je m'en vais ! Je m'en vais ! [183]
ANNE
Quoi ? quoi ? Attendez ! attendez ! Elle est morte.
Ici une fenêtre s'ouvre violemment sous un coup de vent, et un vase posé sur l'appui et contenant une tige de lys tombe bruyamment dans la chambre.
LE ROI
Oh! oh!... maintenant!... -Qu'y a-t-il maintenant?
ANNE
Ce n'est rien, c'est le lys ; le lys est tombé.
LE ROI
On a ouvert la fenêtre.
ANNE
C'est le vent.
Tonnerres et éclairs.
LE ROI
Est-ce que c'est le vent?
ANNE
Oui, oui, vous l'entendez bien. -Enlevez, enlevez l'autre lys; -il va tomber aussi.
LE ROI
Où? où?
ANNE
Là ! là ! à la fenêtre. Il va tomber, il va tomber ! On l'entendra !
LE ROI, prenant le lys
Où faut-il le mettre ?
ANNE
Mais où vous voudrez ; à terre ! à terre ! [184]
LE ROI
Je ne sais pas où...
ANNE
Mais ne restez pas avec ce lys dans vos mains ! Il tremble comme s'il était au milieu d'une tempête ! Il va tomber !
LE ROI
Où faut-il le mettre ?
ANNE
Où vous voudrez ; à terre ; -n'importe où...
LE ROI
Ici?
ANNE
Oui, oui.
Ici Maleine fait un mouvement.
LE ROI
Ah!
ANNE
Quoi? quoi?
LE ROI, imitant le mouvement
Elle a!...
ANNE
Elle est morte ; elle est morte. Venez !
LE ROI
Moi?
ANNE
Oui. Elle saigne du nez. - Donnez-moi votre mouchoir.
LE ROI
Mon... mon mouchoir? [185]
ANNE
Oui.
LE ROI
Non, non ! pas le mien ! pas le mien !
Ici le fou apparaît à la fenêtre restée ouverte et ricane tout à coup.
ANNE
II y a quelqu'un ! Il y a quelqu'un à la fenêtre !
LE ROI
Oh! oh! oh!
ANNE
C'est le fou ! Il a vu de la lumière. -II le dira. -Tuez-le !
Le roi court à la fenêtre et frappe le fou d'un coup d'épée.
LE FOU, tombant
Oh ! oh ! oh !
ANNE
II est mort?
LE ROI
II est tombé. Il est tombé dans le fossé. Il se noie ! Écoutez ! Ecoutez!...
On entend des clapotements.
ANNE
II n'y a personne aux environs?
LE ROI
II se noie ; il se noie. Ecoutez !
ANNE
II n'y a personne aux environs? [186]
Tonnerres et éclairs.
LE ROI
II y a des éclairs ! il y a des éclairs !
ANNE
Quoi?
LE ROI
II pleut ! il pleut ! Il grêle ! il grêle ! Il tonne ! il tonne !
ANNE
Que faites-vous là, à la fenêtre ?
LE ROI
II pleut, il pleut sur moi ! Ils versent de l'eau sur ma tête ! Je voudrais être sur la pelouse ! Je voudrais être en plein air ! Ils versent de l'eau sur ma tête! Il faudrait toute l'eau du déluge pour me baptiser à présent ! Le ciel entier écrase de la grêle sur ma tête ! Le ciel entier écrase des éclairs sur ma tête !
ANNE
Vous devenez fou ! Vous allez vous faire foudroyer !
LE ROI
II grêle ! il grêle sur ma tête ! Il y a des grêlons comme des œufs de corbeaux!
ANNE
Mais vous devenez fou ! Ils vont vous lapider. -Vous saignez déjà. -Fermez la fenêtre.
LE ROI
J'ai soif.
ANNE
Buvez. Il y a de l'eau dans ce verre.
LE ROI
Où?
ANNE
Là; il est encore à moitié plein.
LE ROI
Elle a bu dans ce verre ?
ANNE
Oui, peut-être.
LE ROI
II n'y a pas d'autre verre?
Il verse l'eau qui reste et rince le verre.
ANNE
Non, -que faites-vous ?
LE ROI
Elle est morte. Ici on entend d'étranges frôlements et un bruit de griffes contre la porte. Ah !
ANNE
On gratte à la porte !
LE ROI
Ils grattent! ils grattent!
ANNE
Taisez-vous.
LE ROI
Mais ce n'est pas avec une main !
ANNE
Je ne sais pas ce que c'est.
LE ROI
Prenons garde ! Oh ! oh ! oh !
ANNE
Hjalmar ! Hjalmar ! qu'est-ce que vous avez ?
LE ROI
Quoi? quoi?
ANNE
Vous êtes effrayant! Vous allez tomber? Buvez, buvez un peu.
LE ROI
Oui! oui!
ANNE
On marche dans le corridor.
LE ROI
II va entrer !
ANNE
Qui?
LE ROI
Celui... celui... qui!...
Il fait le geste de gratter.
ANNE
Taisez-vous. -On chante-
Voix dans le corridor
De profundis clamavi ad te, Domine; Domine, exaudi voceir meam!
ANNE
Ce sont les sept béguines qui vont à la cuisine.
VOIX dans le corridor
Fiant aures tuae intendentes, in vocem deprecationis meae !
[189]Le roi laisse tomber le verre et la carafe.
ANNE
Qu'avez-vous fait?
LE ROI
Ce n'est pas ma faute...
ANNE
Elles auront entendu le bruit. Elles vont entrer...
Voix s'éloignant dans le corridor
Si iniquitates observaveris, Domine : Domine, quis sustinebit ?
ANNE
Elles sont passées ; elles vont à la cuisine.
LE ROI
Je veux m'en aller ! Je veux m'en aller ! Je veux aller avec elles ! Ouvrez-moi la porte !
Il va vers la porte.
ANNE, le retenant
Qu'est-ce que vous faites ? Où allez-vous ? Vous devenez fou ?
LE ROI
Je veux aller avec elles ! Elles sont déjà sur la pelouse... Elles sont au bord de l'étang... Il y a du vent; il pleut; il y a de l'eau; il y a de l'air! -Si du moins vous l'aviez fait mourir en plein air! Mais ici dans une petite chambre ! Dans une pauvre petite chambre ! -Je vais ouvrir les fenêtres...
ANNE
Mais il tonne ! Vous devenez fou ? J'aurais mieux fait de venir seule...
LE ROI
Oui! oui! [190]
ANNE
Vous vous en seriez lavé les mains, n'est-ce pas? Mais maintenant...
LE ROI
Je ne l'ai pas tuée ! Je n'y ai pas touché ! C'est vous qui l'avez tuée ! C'est vous ! c'est vous ! c'est vous !
ANNE
Bien, bien ; taisez-vous. -Nous verrons après. Mais ne criez pas ainsi.
LE ROI
Ne dites plus que c'est moi ou je vous tue aussi ! C'est vous ! c'est vous!
ANNE
Mais ne criez pas comme un possédé ! On va vous entendre jusqu'au bout du corridor.
LE ROI
On m'a entendu?
On frappe à la porte.
ANNE
On frappe ! Ne bougez pas !
On frappe.
LE ROI
Que va-t-il arriver? Que va-t-il arriver maintenant?
On frappe.
ANNE
Éteignez la lumière.
LE ROI
Oh! [191]
ANNE
Je vous dis d'éteindre la lumière.
LE ROI
Non.
ANNE
Je l'éteindrai moi-même.
Elle éteint la lumière. On frappe.
LA NOURRICE, dans le corridor
Maleine ! Maleine !
ANNE, dans la chambre
C'est la nourrice...
LE ROI
Oh ! oh ! la nourrice ! la bonne, la bonne nourrice ! Je veux voir la nourrice ! Ouvrons ! Ouvrons !
ANNE
Mais taisez-vous donc ; pour Dieu, taisez-vous !
LA NOURRICE, dans le corridor
Maleine ! Maleine ! Est-ce que vous dormez ?
LE ROI, dans la chambre
Oui; oui; oui; oh!
ANNE
Taisez-vous.
LA NOURRICE, dans le corridor
Maleine... ma pauvre petite Maleine... Vous ne répondez plus? Vous ne voulez plus me répondre ? -Je crois qu'elle dort profondément.
LE ROI, dans la chambre
Oh ! oh ! profondément ! [192]
On frappe.
ANNE
Taisez-vous !
LA NOURRICE, dans le corridor
Maleine ! -Ma pauvre petite Maleine ! Je vous apporte de beaux raisins blancs et un peu de bouillon. Ils disent que vous ne pouvez pas manger ; mais je sais bien que vous êtes très faible ; je sais bien que vous avez faim. -Maleine, Maleine ! Ouvrez-moi !
LE ROI, dans la chambre
Oh! oh! oh!
ANNE
Ne pleurez pas! elle s'en ira...
LA NOURRICE, dans le corridor
Mon Dieu ! voilà Hjalmar qui arrive avec le petit Allan. Il va voir que je lui apporte des fruits. Je vais les cacher sous ma mante.
LE ROI, dans la chambre
Hjalmar arrive !
ANNE
Oui.
LE ROI
Et le petit Allan.
ANNE
Je sais bien ; taisez-vous.
HJALMAR, dans le corridor
Qui est là?
LA NOURRICE
C'est moi, Seigneur. [193]
HJALMAR
Ah! c'est vous, nourrice. Il fait si noir dans ce corridor... Je ne vous reconnaissais pas. Que faites-vous ici?
LA NOURRICE
J'allais à la cuisine; et j'ai vu le chien devant la porte...
HJALMAR
Ah ! c'est Pluton ! -Ici Pluton !
ANNE, dans la chambre
C'était le chien !
LE ROI
Quoi?
ANNE
C'était le chien qui grattait...
LA NOURRICE, dans le corridor
II était dans la chambre de Maleine. Je ne sais pas comment il est sorti...
HJALMAR
Est-ce qu'elle n'est plus dans sa chambre?
LA NOURRICE
Je ne sais pas ; elle ne répond pas.
HJALMAR
Elle dort.
LA NOURRICE
II ne veut pas s'éloigner de la porte.
HJALMAR
Laissez-le ; les chiens ont d'étranges idées. Mais quelle tempête, nourrice! mais quelle tempête!... [194]
LA NOURRICE
Et le petit Allan n'est pas encore couché?
HJALMAR
II cherche sa mère ; il ne trouve plus sa mère.
LE PETIT ALLAN
Petite mère est pe-erdue !
HJALMAR
II veut absolument la voir avant de s'endormir. Vous ne savez pas où elle est?
LA NOURRICE
Non.
LE PETIT ALLAN
Petite mère est pe-erdue !
HJALMAR, dans le corridor
On ne la trouve plus.
LE PETIT ALLAN
Petite mère est pe-erdue ! pe-erdue ! pe-erdue ! oh ! oh ! oh !
LE ROI, dans la chambre
Oh!
ANNE
II sanglote !
LA NOURRICE, dans le corridor
Voyons, ne pleure pas ; voici ta balle. Je l'ai trouvée dans le jardin.
LE PETIT ALLAN
Ah! ah! ah!
On entend des coups sourds contre la porte. [195]
LE ROI, dans la chambre
Écoutez ! Écoutez !
ANNE
C'est le petit Allan qui joue à la balle contre la porte !
LE ROI
Ils vont entrer. -Je vais la fermer !
ANNE
Elle est fermée.
LE ROI, allant à la porte
Les verrous ! les verrous !
ANNE
Doucement, doucement!
HJALMAR, dans le corridor
Mais pourquoi le chien renifle-t-il ainsi sous la porte?
LA NOURRICE
II voudrait entrer; il est toujours près de Maleine.
HJALMAR
Croyez-vous qu'elle puisse sortir demain?
LA NOURRICE
Oui, oui. Elle est guérie. -Eh bien, Allan, que fais-tu là! -Tu ne joues plus ? Tu écoutes aux portes ? Oh ! le petit vilain qui écoute aux portes!
LE PETIT ALLAN
II y a un petit ga-arçon derrière la porte ?
ANNE, dans la chambre
Que dit-il? [196]
HJALMAR, dans le corridor
II ne faut jamais écouter aux portes. Il arrive des malheurs quand on écoute aux portes.
LE PETIT ALLAN
II y a un petit ga-arçon derrière la porte.
ANNE, dans la chambre
II vous a entendu!...
LE ROI
Oui ! oui ! Je crois que oui !
ANNE
II entend votre cœur ou vos dents !
LE ROI
On entend mes dents?
ANNE
Je les entends jusqu'ici. Fermez la bouche !
LE ROI
Moi?
ANNE
Mais ne vous couchez pas contre la porte ! Allez-vous-en !
LE ROI
Où? où?
ANNE
Ici ! ici !
LE PETIT ALLAN, dans le corridor
II y a un petit ga-arçon derrière la porte.
HJALMAR
Viens ; tu as sommeil. [197]
LA NOURRICE
Viens; c'est un méchant petit garçon.
LE PETIT ALLAN
Je veux voir le petit ga-arçon!...
LA NOURRICE
Oui, tu le verras demain. Viens, nous allons chercher petite mère. Ne pleure pas, viens !
LE PETIT ALLAN
Je veux voir le petit ga-arçon ! oh ! oh ! Je dirai à petite mère ! oh ! oh !
LA NOURRICE
Et moi, je dirai à petite mère que tu as éveillé Maleine. Viens, Maleine est malade.
LE PETIT ALLAN
Ma-aleine est plus ma-alade.
LA NOURRICE
Viens; tu vas éveiller Maleine.
LE PETIT ALLAN, s'éloignant
Non, non, j'éveillerai pas Ma-aleine! j'éveillerai pas Ma-aleine!
ANNE, dans la chambre
Ils sont partis?
LE ROI
Oui ! oui ! Allons-nous-en. Je vais ouvrir la porte ! la clef! la clef! où est la clef?
ANNE
Ici. -Attendez un peu. -Nous allons la porter sur son lit. [198]
LE ROI
Qui.
ANNE
Elle...
LE ROI
Je n'y touche plus !
ANNE
Mais on verra qu'on l'a étranglée ! Aidez-moi !
LE ROI
Je n'y touche plus ! Venez ! venez ! venez !
ANNE
Aidez-moi à ôter le lacet!
LE ROI
Venez ! venez !
ANNE
Je ne puis pas ôter le lacet! un couteau! un couteau!
LE ROI
Oh ! qu'est-ce qu'elle a autour du cou? Qu'est-ce qui brille autour de son cou ? Venez avec moi ! venez avec moi !
ANNE
Mais ce n'est rien ! C'est un collier de rubis ! votre couteau.
LE ROI
Je n'y touche plus ! je n'y touche plus, vous dis-je ! Mais le bon Dieu serait à genoux devant moi!... je le renverserais! je le renverserais! Je n'y touche plus! Oh! il y a!... il y a ici!...
ANNE
Quoi? quoi? [199]
LE ROI
Ilyaici!... Oh! oh! oh!
Ilouvre la porte en tâtonnant et s'enfuit.
ANNE
Où est-il?... Il s'est enfui... Qu'a-t-il vu?... Je ne vois rien... Il court contre les murs du corridor... Il tombe au bout du corridor... -Je ne reste pas seule ici.
[200]Elle sort.
Une partie du cimetière devant le château
On découvre une grande foule. La tempête continue.
UNE VIEILLE FEMME
La foudre est tombée sur le moulin !
UNE AUTRE FEMME
Je l'ai vue tomber !
UN PAYSAN
Oui ! oui ! un globe bleu ! un globe bleu !
UN AUTRE PAYSAN
Le moulin brûle ! ses ailes brûlent !
UN ENFANT
II tourne ! il tourne encore !
TOUS
Oh!
UN VIEILLARD
Avez-vous jamais vu une nuit comme celle-ci ?
UN PAYSAN
Voyez le château ! le château !
UN AUTRE
Est-ce qu'il brûle? -Oui. [201]
UN TROISIÈME PAYSAN
Non, non ! ce sont des flammes vertes. Il y a des flammes vertes aux crêtes de tous les toits!
UNE FEMME
Ne restons pas dans le cimetière !
UN PAYSAN
Attendons ! attendons un peu ! Ils éclairent toutes les fenêtres du rez-de-chaussée !
UN PAUVRE
II y a une fête !
UN AUTRE PAYSAN
Ils vont manger !
UN VIEILLARD
II y a une fenêtre du rez-de-chaussée qui ne s'éclaire pas !
UN DOMESTIQUE DU CHÂTEAU
C'est la chambre de la princesse Maleine.
UN PAYSAN
Celle-là?
LE DOMESTIQUE
Oui; elle est malade.
UN VAGABOND, entrant
II y a un grand navire de guerre dans le port.
TOUS
Un grand navire de guerre?
LE VAGABOND
Un grand navire noir; on ne voit pas de matelots. [202]
UN VIEILLARD
C'est le Jugement dernier.
Ici la lune apparaît au-dessus du château.
TOUS
La lune ! la lune ! la lune !
UN PAYSAN
Elle est noire; elle est noire... Qu'est-ce qu'elle a?
LE DOMESTIQUE
Une éclipse ! une éclipse !
Éclair et coup de foudre formidables.
TOUS
La foudre est tombée sur le château.
UN PAYSAN
Avez-vous vu trembler le château ?
UN AUTRE PAYSAN
Toutes les tours ont chancelé !
UNE FEMME
La grande croix de la chapelle a remué... Elle remue ! elle remue !
LES UNS
Oui, oui ; elle va tomber ! elle va tomber !
LES AUTRES
Elle tombe ! elle tombe ! avec le toit de la tourelle !
UN PAYSAN
Elle est tombée dans le fossé.
UN VIEILLARD
II y aura de grands malheurs. [203]
UN AUTRE VIEILLARD
On dirait que l'enfer est autour du château.
UNE FEMME
Je vous dis que c'est le Jugement dernier.
UNE AUTRE FEMME
Ne restons pas dans le cimetière.
UNE TROISIÈME FEMME
Les morts vont sortir !
UN PÈLERIN
Je crois que c'est le jugement des morts !
UNE FEMME
Ne marchez pas sur les tombes !
UNE AUTRE FEMME, aux enfants
Ne marchez pas sur les croix!
UN PAYSAN, accourant
Une des arches du pont s'est écroulée !
TOUS
Du pont? Quel pont?
LE PAYSAN
Le pont de pierre du château. On ne peut plus entrer dans le château.
UN VIEILLARD
Je n'ai pas envie d'y entrer.
UN AUTRE VIEILLARD
Je ne voudrais pas y être !...
UNE VIEILLE FEMME
Moi non plus! [204]
LE DOMESTIQUE
Regardez les cygnes ! Regardez les cygnes !
TOUS
Où? où sont-ils?
LE DOMESTIQUE
Dans le fossé ; sous la fenêtre de la princesse Maleine !
LES UNS
Qu'est-ce qu'ils ont? Mais qu'est-ce qu'ils ont?
LES AUTRES
Ils s'envolent! ils s'envolent! ils s'envolent tous!
UN PÈLERIN
II y en a un qui ne s'envole pas !
UN DEUXIÈME PÈLERIN
II a du sang sur les ailes !
UN TROISIÈME PÈLERIN
II flotte à la renverse !
TOUS
II est mort!
UN PAYSAN
La fenêtre s'ouvre !
LE DOMESTIQUE
C'est la fenêtre de la princesse Maleine !
UN AUTRE PAYSAN
II n'y a personne !
[205]Un silence.
DES FEMMES
Elle s'ouvre !
D'AUTRES FEMMES
Allons-nous-en ! allons-nous-en !
Elles fuient épouvantées.
LES HOMMES
Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il?
TOUTES LES FEMMES
On ne sait pas !
Elles fuient.
QUELQUES HOMMES
Mais qu'est-il arrivé?
D'AUTRES HOMMES
II n'y a rien ! Il n'y a rien !
Ils fuient.
TOUS
Mais pourquoi vous enfuyez-vous? Il n'y a rien! Il n'y a rien!
Ils fuient.
UN CUL-DE-JATTE
Une fenêtre s'ouvre... une fenêtre s'ouvre... Ils ont peur... Il n'y a rien !
[206]Il fuit épouvanté en rampant sur les mains.
Une salle précédant la chapelle du château
On découvre une foule de seigneurs, de courtisans, de dames, etc., dans l'attente. La tempête continue.
UN SEIGNEUR, à une fenêtre
A-t-on jamais vu une pareille nuit !
UN AUTRE SEIGNEUR
Mais regardez donc les sapins! Venez voir la forêt de sapins, à cette fenêtre ! Elle se couche jusqu'à terre à travers les éclairs ! -On dirait un fleuve d'éclairs !
UN AUTRE SEIGNEUR
Et la lune ! Avez-vous vu la lune ?
DEUXIÈME SEIGNEUR
Je n'ai jamais vu de lune plus épouvantable !
TROISIÈME SEIGNEUR
L'éclipsé ne finira pas avant dix heures.
PREMIER SEIGNEUR
Et les nuages! Regardez donc les nuages! On dirait des troupeaux d'éléphants noirs qui passent depuis trois heures au-dessus du château !
DEUXIÈME SEIGNEUR
Ils le font trembler de la cave au grenier!
HJALMAR
Quelle heure est-il?
PREMIER SEIGNEUR
Neuf heures. [207]
HJALMAR
Voilà plus d'une heure que nous attendons le roi !
TROISIÈME SEIGNEUR
On ne sait pas encore où il est?
HJALMAR
Les sept béguines l'ont vu en dernier lieu dans le corridor.
DEUXIÈME SEIGNEUR
Vers quelle heure?
HJALMAR
Vers sept heures.
DEUXIÈME SEIGNEUR
II n'a pas prévenu?...
HJALMAR
II n'a rien dit. Il doit être arrivé quelque chose ; je vais voir.
Il sort.
DEUXIÈME SEIGNEUR
On ne sait pas ce qu'il peut arriver pendant de telles nuits !
TROISIÈME SEIGNEUR
Mais la reine Anne, où est-elle ?
PREMIER SEIGNEUR
Elle était avec lui.
TROISIÈME SEIGNEUR
Oh! oh! alors!
DEUXIÈME SEIGNEUR
Une pareille nuit! [208]
PREMIER SEIGNEUR
Prenez garde ! Les murs écoutent...
Entre un chambellan.
TOUS
Eh bien?
LE CHAMBELLAN
On ne sait où il est.
UN SEIGNEUR
Mais il est arrivé malheur !
LE CHAMBELLAN
II faut attendre. J'ai parcouru tout le château; j'ai interrogé tout le monde ; on ne sait où il est.
UN SEIGNEUR
II serait temps d'entrer dans la chapelle; -écoutez, les sept béguines y sont déjà.
On entend des chants lointains.
UN AUTRE SEIGNEUR, a une fenêtre
Venez; venez; venez voir le fleuve...
DES SEIGNEURS, accourant
Qu'y a-t-il?
UN SEIGNEUR
II y a trois navires dans la tempête !
UNE DAME D'HONNEUR
Je n'ose plus regarder un fleuve pareil !
UNE AUTRE DAME D'HONNEUR
Ne soulevez plus les rideaux ! ne soulevez plus les rideaux ! [209]
UN SEIGNEUR
Toutes les murailles tremblent comme si elles avaient la fièvre !
UN AUTRE SEIGNEUR, a une autre fenêtre
Ici, ici, venez ici !
LES UNS
Quoi?
LES AUTRES
Je ne regarde plus!
LE SEIGNEUR, a la fenêtre
Tous les animaux se sont réfugiés dans le cimetière ! Il y a des paons dans les cyprès ! Il y a des hiboux sur les croix ! Toutes les brebis du village sont couchées sur les tombes !
UN AUTRE SEIGNEUR
On dirait une fête en enfer !
UNE DAME D'HONNEUR
Fermez les rideaux! fermez les rideaux!
UN VALET, entrant
Une des tours est tombée dans l'étang !
UN SEIGNEUR
Une des tours?
LE VALET
La petite tour de la chapelle.
LE CHAMBELLAN
Ce n'est rien. Elle était en ruine.
UN SEIGNEUR
On se croirait dans les faubourgs de l'enfer. [210]
LES FEMMES
Mon Dieu ! Mon Dieu ! que va-t-il arriver ?
LE CHAMBELLAN
II n'y a pas de danger ! -Le château résisterait au déluge !
hurler au dehors. -Silence.Ici un vieux seigneur ouvre une fenêtre, on entend un chien
TOUS
Qu'est-ce que c'est?
LE VIEUX SEIGNEUR
Un chien qui hurle !
UNE FEMME
N'ouvrez plus cette fenêtre !
Entre le prince Hjalmar.
UN SEIGNEUR
Le prince Hjalmar!
TOUS
Vous l'avez vu, Seigneur?
HJALMAR
Je n'ai rien vu !
DES SEIGNEURS
Mais alors?...
HJALMAR
Je n'en sais rien.
Entre Angus.
ANGUS
Ouvrez les portes ! le roi vient ! [211]
TOUS
Vous l'avez vu?
ANGUS
Oui!
HJALMAR
Où était-il?
ANGUS
Je ne sais pas.
HJALMAR
Et la reine Anne ?
ANGUS
Elle est avec lui.
HJALMAR
Lui avez-vous parlé?
ANGUS
Oui.
HJALMAR
Qu'a-t-il dit?
ANGUS
II n'a pas répondu.
HJALMAR
Vous êtes pâle !
ANGUS
J'ai été étonné !
HJALMAR
De quoi? [212]
ANGUS
Vous verrez !
UN SEIGNEUR
Ouvrez les portes ! Je l'entends !
ANNE, derrière la porte
Entrez, Sire...
LE ROI, derrière la porte
Je suis malade... Je ne vais pas entrer... J'aimerais mieux ne pas entrer dans la chapelle...
ANNE, a la porte
Entrez ! entrez !
Entrent le roi et la reine Anne.
LE ROI
Je suis malade... Ne faites pas attention...
HJALMAR
Vous êtes malade, mon père?
LE ROI
Oui, oui.
HJALMAR
Qu'avez-vous, mon père?
LE ROI
Je ne sais pas.
ANNE
C'est cette épouvantable nuit.
LE ROI
Oui, une épouvantable nuit! [213]
ANNE
Allons prier.
LE ROI
Mais pourquoi vous taisez-vous tous ?
HJALMAR
Mon père, qu'y a-t-il sur vos cheveux ?
LE ROI
Sur mes cheveux?
HJALMAR
II y a du sang sur vos cheveux !
LE ROI
Sur mes cheveux ? -Oh ! c'est le mien ! On rit. -Mais pourquoi riez-vous? Il n'y a pas de quoi rire!
ANNE
II a fait une chute dans le corridor.
On frappe à une petite porte.
UN SEIGNEUR
On frappe à la petite porte...
LE ROI
Ah! on frappe à toutes les portes ici! Je ne veux plus qu'on frappe aux portes !
ANNE
Voulez-vous aller voir, Seigneur?
UN SEIGNEUR, ouvrant la porte
C'est la nourrice, Madame.
LE ROI
Qui? [214]
UN SEIGNEUR
La nourrice, Sire !
ANNE, se levant
Attendez, c'est pour moi...
HJALMAR
Mais qu'elle entre ! qu'elle entre !
Entre la nourrice.
LA NOURRICE
Je crois qu'il pleut dans la chambre de Maleine.
LE ROI
Quoi?
LA NOURRICE
Je crois qu'il pleut dans la chambre de Maleine.
ANNE
Vous avez entendu la pluie contre les vitres.
LA NOURRICE
Je ne puis pas ouvrir?
ANNE
Non ! non ! il lui faut le repos !
LA NOURRICE
Je ne puis pas entrer?...
ANNE
Non ! non ! non !
LE ROI
Non ! non ! non ! [215]
LA NOURRICE
On dirait que le roi est tombé dans la neige.
LE ROI
Quoi?
ANNE
Mais que faites-vous ici ? Allez-vous-en ! Allez-vous-en !
Sort la nourrice.
HJALMAR
Elle a raison; vos cheveux me semblent tout blancs. Est-ce un effet de la lumière?
ANNE
Oui, il y a trop de lumière.
LE ROI
Mais pourquoi me regardez-vous tous? -Est-ce que vous ne m'avez jamais vu ?
ANNE
Voyons, entrons dans la chapelle ; l'office sera fini, venez donc.
LE ROI
Non, non, j'aimerais mieux ne pas prier ce soir...
HJALMAR
Ne pas prier, mon père?
LE ROI
Si, si, mais pas dans la chapelle... je ne me sens pas bien, pas bien du tout!
ANNE
Asseyez-vous un instant, Seigneur. [216]
HJALMAR
Qu'avez-vous, mon père !
ANNE
Laissez, laissez, ne l'interrogez pas; il a été surpris par l'orage; laissez-lui le temps de se remettre un peu, -parlons d'autre chose.
HJALMAR
Ne verrons-nous pas la princesse Uglyane ce soir?
ANNE
Non, pas ce soir, elle est toujours souffrante.
LE ROI
Je voudrais être à votre place !
HJALMAR
Mais ne dirait-on pas que nous sommes malades nous aussi? -Nous attendons comme de grands coupables...
LE ROI
Où voulez-vous en venir ?
HJALMAR
Plaît-il, mon père?
LE ROI
Où voulez-vous en venir? Il faut le dire franchement...
ANNE
Vous n'avez pas compris. -Vous étiez distrait. -Je disais qu'Uglyane est souffrante, mais elle va mieux.
ANGUS
Et la princesse Maleine, Hjalmar?...
HJALMAR
Vous la verrez ici avant la fin de... [217]
Ici la petite porte que la nourrice a laissée entr'ouverte se met à battre sous un coup de vent qui fait trembler les lumières.
LE ROI, se levant
Ah!
ANNE
Asseyez-vous! asseyez-vous! C'est une petite porte qui bat... Asseyez-vous; il n'y a rien!
HJALMAR
Mon père, qu'avez-vous donc ce soir?
ANNE
N'insistez pas ; il est malade. -A un seigneur. Voudriez-vous aller fermer la porte?
LE ROI
Oh ! fermez bien les portes ! -Mais pourquoi marchez-vous sur la pointe des pieds?
HJALMAR
Y a-t-il un mort dans la salle ?
LE ROI
Quoi? Quoi?
HJALMAR
On dirait qu'il marche autour d'un catafalque !
LE ROI
Mais pourquoi ne parlez-vous que de choses terribles ce soir?...
HJALMAR
Mais, mon père... [218]
ANNE
Parlons d'autre chose. N'y a-t-il pas de sujet plus joyeux?
UNE DAME D'HONNEUR
Parlons un peu de la princesse Maleine...
LE ROI, se levant
Est-ce que? est-ce que?...
ANNE
Asseyez-vous ! asseyez-vous !
LE ROI
Mais ne parlez pas de la...
ANNE
Mais pourquoi ne parlerions-nous pas de la princesse Maleine? - Il me semble que les lumières brûlent mal ce soir.
HJALMAR
Le vent en a éteint plusieurs.
LE ROI
Allumez les lampes ! oui, allumtz-les toutes ! On rallume les lampes. Il fait trop clair maintenant ! Est-ce que vous me voyez ?
HJALMAR
Mais mon père?...
LE ROI
Mais pourquoi me regardez-vous tous?
ANNE
Eteignez les lumières. Il a les yeux très faibles.
Un des seigneurs se lève et va pour sortir.
LE ROI
Où allez-vous? [219]
LE SEIGNEUR
Sire, je...
LE ROI
II faut rester ! il faut rester ici ! Je ne veux pas que quelqu'un sorte de la salle ! Il faut rester autour de moi !
ANNE
Asseyez-vous, asseyez-vous. Vous attristez tout le monde.
LE ROI
Quelqu'un touche-t-il aux tapisseries?
HJALMAR
Mais non, mon père.
LE ROI
II y en a une qui...
HJALMAR
C'est le vent.
LE ROI
Pourquoi a-t-on déroulé cette tapisserie?
HJALMAR
Mais elle y est toujours ; c'est le Massacre des Innocents.
LE ROI
Je ne veux plus la voir ! je ne veux plus la voir ! Écartez-la !
dernier.On fait glisser la tapisserie et une autre apparaît, représentant le Jugement
LE ROI
On l'a fait exprès !
HJALMAR
Comment?... [220]
LE ROI
Mais avouez-le donc ! Vous l'avez fait exprès, et je sais bien où vous voulez en venir!...
UNE DAME D'HONNEUR
Que dit le roi ?
ANNE
N'y faites pas attention ; il a été épouvanté par cette abominable nuit.
HJALMAR
Mon père; mon pauvre père... qu'est-ce que vous avez?
UNE DAME D'HONNEUR
Sire, voulez-vous un verre d'eau?
LE ROI
Oui, oui, -ah, non ! non ! -enfin tout ce que je fais ! tout ce que je fais !
HJALMAR
Mon père!... Sire!...
UNE DAME D'HONNEUR
Le roi est distrait.
HJALMAR
Mon père!...
ANNE
Sire ! -Votre fils vous appelle.
HJALMAR
Mon père, -pourquoi tournez-vous toujours la tête?
LE ROI
Attendez un peu! attendez un peu!... [221]
HJALMAR
Mais pourquoi tournez-vous la tête ?
LE ROI
J'ai senti quelque chose dans le cou.
ANNE
Mais enfin, n'ayez pas peur de tout!
HJALMAR
II n'y a personne derrière vous.
ANNE
N'en parlez plus... n'en parlez plus, entrons dans la chapelle. Entendez-vous les béguines?
nne va vers la porte de la chapelle, le roi la suit, puis retourne s'asseoir.Chants étouffés et lointains; la reine A
LE ROI
Non ! non ! ne l'ouvrez pas encore !
ANNE
Vous avez peur d'entrer? -Mais il n'y a pas plus de danger là qu'ici, pourquoi la foudre tomberait-elle plutôt sur la chapelle? Entrons.
LE ROI
Attendons encore un peu. Restons ensemble ici. -Croyez-vous que Dieu pardonne tout ? Je vous ai toujours aimés jusqu'ici. -Je ne vous ai jamais fait de mal -jusqu'ici -jusqu'ici, n'est-ce pas ?
ANNE
Voyons, voyons, il n'est pas question de cela. -II paraît que l'orage a fait de grands ravages.
ANGUS
On dit que les cygnes se sont envolés. [222]
HJALMAR
II y en a un qui est mort.
LE ROI, sursautant
Enfin, enfin, dites-le si vous le savez ! Vous m'avez assez fait souffrir ! Dites-le tout d'un coup ! Mais ne venez pas ici...
ANNE
Asseyez-vous ! asseyez-vous donc !
HJALMAR
Mon père ! mon père ! qu'est-il donc arrivé ?
LE ROI
Entrons !
Éclairs et tonnerres; -une des sept béguines ouvre la porte de la chapelle et vient regarder dans la salle; on entend les autres chanter les litanies de la Sainte Vierge «Rosa mystica, ma pro nobis. -Turris davidica», etc., tandis qu'une grande clarté rouge provenue des vitraux et de l'illumination du tabernacle inonde subitement le roi et la reine Anne.
LE ROI
Qui est-ce qui a préparé cela?
TOUS
Quoi? quoi? qu'y a-t-il?
LE ROI
II y en a un ici qui sait tout ! il y en a un ici qui a préparé tout cela! mais il faut que je sache...
ANNE, l'entraînant
Venez ! venez !
LE ROI
II y en a un qui l'a vu ! [223]
ANNE
Mais c'est la lune, venez !
LE ROI
Mais c'est abominablement lâche ! Il y en a un qui sait tout ! Il y en a un qui l'a vu et qui n'ose pas le dire!...
ANNE
Mais c'est le tabernacle !... -Allons-nous-en !
LE ROI
Oui! oui! oui!
ANNE
Venez ! venez !
Ils sortent précipitamment par une porte opposée à celle de la chapelle.
LES UNS
Où vont-ils?
LES AUTRES
Qu'y a-t-il?
UN SEIGNEUR
Toutes les forêts de sapins sont en flamme !
ANGUS
Les malheurs se promènent cette nuit.
[224]Ils sortent tous.
Un corridor du château
On découvre le grand chien noir qui gratte à une porte. - Entre la nourrice avec une lumière.
LA NOURRICE
II est encore à la porte de Maleine ! -Pluton ! Pluton ! qu'est-ce que tu fais là? -Mais qu'a-t-il donc à gratter à cette porte? -Tu vas éveiller ma pauvre Maleine! Va-t'en! va-t'en! va-t'en! Elle frappe des pieds. -Mon Dieu ! qu'il a l'air effrayé ! Est-il arrivé un malheur? A-t-on marché sur ta patte, mon pauvre Pluton ? Viens, nous allons à la cuisine. Le chien retourne gratter a la porte. Encore à cette porte ! encore à cette porte ! Mais qu'y a-t-il donc derrière cette porte ? Tu voudrais être auprès de Maleine ? -Elle dort, je n'entends rien ! Viens, viens; tu l'éveillerais.
Entre le prince Hjalmar.
HJALMAR
Qui va là?
LA NOURRICE
C'est moi, Seigneur.
HJALMAR
Ah! c'est vous, nourrice! Encore ici?
LA NOURRICE
J'allais à la cuisine, et j'ai vu le chien noir qui grattait à cette porte.
HJALMAR
Encore à cette porte ? Ici Pluton ! ici Pluton !
LA NOURRICE
Est-ce que l'office est fini? [225]
HJALMAR
Oui... Mon père était étrange ce soir!
LA NOURRICE
Et la reine de mauvaise humeur!...
HJALMAR
Je crois qu'il a la fièvre ; -il faudra veiller sur lui ; il pourrait arriver de grands malheurs.
LA NOURRICE
Enfin, les malheurs ne dorment pas...
HJALMAR
Je ne sais ce qui arrive ce soir; -ce n'est pas bien ce qui arrive ce soir. Il gratte encore à cette porte!...
LA NOURRICE
Ici Pluton ! donne-moi la patte.
HJALMAR
Je vais un moment au jardin.
LA NOURRICE
II ne pleut plus?
HJALMAR
Je crois que non.
LA NOURRICE
II gratte encore à cette porte ! Ici Pluton ! ici Pluton ! Fais le beau ! voyons, fais le beau !
Le chien aboie.
HJALMAR
II ne faut pas aboyer. Je vais l'emmener. Il finirait par éveiller Maleine. Viens ! Pluton ! Pluton ! Pluton ! [226]
LA NOURRICE
II y retourne encore !
HJALMAR
II ne veut pas la quitter...
LA NOURRICE
Mais qu'y a-t-il donc derrière cette porte ?
HJALMAR
II faut qu'il s'en aille. Va-t'en ! va-t'en ! va-t'en !
Il donne un coup de pied au chien, qui hurle, mais retourne gratter à la porte.
LA NOURRICE
II gratte, il gratte, il renifle.
HJALMAR
II flaire quelque chose sous la porte.
LA NOURRICE
II doit y avoir quelque chose...
HJALMAR
Allez voir...
LA NOURRICE
La chambre est fermée ; je n'ai pas la clef.
HJALMAR
Qui est-ce qui a la clef?
LA NOURRICE
La reine Anne.
HJALMAR
Pourquoi a-t-elle la clef? [227]
LA NOURRICE
Je n'en sais rien.
HJALMAR
Frappez doucement.
LA NOURRICE
Je vais l'éveiller.
HJALMAR
Écoutons.
LA NOURRICE
Je n'entends rien.
HJALMAR
Frappez un petit coup.
Elle frappe trois petits coups.
LA NOURRICE
Je n'entends rien.
HJALMAR
Frappez un peu plus fort.
Au moment où elle frappe le dernier coup, on entend subitement le tocsin, comme s'il était sonné dans la chambre.
LA NOURRICE
Ah!
HJALMAR
Les cloches! le tocsin!...
LA NOURRICE
II faut que la fenêtre soit ouverte.
HJALMAR
Oui, oui, entrez! [228]
LA NOURRICE
La porte est ouverte !
HJALMAR
Elle était fermée?
LA NOURRICE
Elle était fermée tout à l'heure !
HJALMAR
Entrez !
La nourrice entre dans la chambre.
LA NOURRICE, sortant de la chambre
Ma lumière s'est éteinte en ouvrant la porte... Mais j'ai vu quelque chose...
HJALMAR
Quoi? quoi?
LA NOURRICE
Je ne sais pas. La fenêtre est ouverte. -Je crois qu'elle est tombée...
HJALMAR
Maleine ?
LA NOURRICE
Oui. -Vite ! vite !
HJALMAR
Quoi?
LA NOURRICE
Une lumière !
HJALMAR
Je n'en ai pas. [229]
LA NOURRICE
II y a une lampe au bout du corridor. Allez la chercher.
HJALMAR
Oui.
LA NOURRICE, a la porte
Maleine ! où es-tu, Maleine ? Maleine ! Maleine ! Maleine !
Rentre Hjalmar.
HJALMAR Je ne peux la décrocher. Où est votre lampe ? J'irai l'allumer.
Il sort.
LA NOURRICE
Oui. -Maleine ! Maleine ! Maleine ! Es-tu malade ? Je suis ici ! vfon Dieu ! mon Dieu ! Maleine ! Maleine ! Maleine !
Rentre Hjalmar avec la lumière.
HJALMAR
Entrez !
Il donne la lumière àla nourrice qui rentre dans la chambre.
LA NOURRICE, dans la chambre
Ah!
HJALMAR, a la porte
Quoi? quoi? qu'y a-t-il?
LA NOURRICE, dans la chambre
Elle est morte ! Je vous dis qu'elle est morte ! Elle est morte ! elle ïst morte !
HJALMAR, à la porte
Elle est morte ! Maleine est morte ? [230]
LA NOURRICE, dans la chambre
Oui! oui! oui! oui! oui! Entrez! entrez! entrez!
HJALMAR, entrant dans la chambre
Morte ? Est-ce qu'elle est morte ?
LA NOURRICE
Maleine ! Maleine ! Maleine ! Elle est froide ! Je crois qu'elle est froide !
HJALMAR
Oui!
LA NOURRICE
Oh! oh! oh!
La porte se referme,
La chambre de la princesse Maleine
On découvre Hjalmar et la nourrice. -Durant toute la scène on entend sonner le tocsin au dehors.
LA NOURRICE
Aidez-moi! aidez-moi!
HJALMAR
Quoi ? à quoi ? à quoi ?
LA NOURRICE
Elle est raide ! Mon Dieu ! mon Dieu ! Maleine ! Maleine !
HJALMAR
Mais ses yeux sont ouverts!... [231]
LA NOURRICE
On l'a étranglée ! Au cou ! au cou ! au cou ! voyez !
HJALMAR
Oui ! oui ! oui !
LA NOURRICE
Appelez ! appelez ! criez !
HJALMAR
Oui ! oui ! oui ! Oh ! oh ! -Dehors. Arrivez ! arrivez ! Etranglée ! étranglée ! Maleine ! Maleine ! Maleine ! Etranglée ! étranglée ! étranglée ! Oh ! oh ! oh ! Étranglée ! étranglée ! étranglée !
On l'entend courir dans le corridor et battre les portes et les murs.
UN DOMESTIQUE, dans le corridor
Qu'y a-t-il ? qu'y a-t-il ?
HJALMAR, dans le corridor
Etranglée! étranglée!...
LA NOURRICE, dans la chambre
Maleine ! Maleine ! Ici ! ici !
LE DOMESTIQUE, entrant
C'est le fou ! On l'a trouvé sous la fenêtre !
LA NOURRICE
Le fou?
LE DOMESTIQUE
Oui ! oui ! Il est dans le fossé ! Il est mort !
LA NOURRICE
La fenêtre est ouverte !
LE DOMESTIQUE
Oh ! la pauvre petite princesse ! [232]
Entrent Angus, des seigneurs, des dames, des domestiques, des servantes et les sept béguines, avec des lumières.
TOUS
Qu'y a-t-il ? -Qu'est-il arrivé ?
LE DOMESTIQUE
On a tué la petite princesse!...
LES UNS
On a tué la petite princesse?
LES AUTRES
Maleine ?
LE DOMESTIQUE
Oui, je crois que c'est le fou !
UN SEIGNEUR
J'avais dit qu'il arriverait des malheurs...
LA NOURRICE
Maleine! Maleine! Ma pauvre petite Maleine!... Aidez-moi!
UNE BÉGUINE
II n'y a rien à faire !
UNE AUTRE BÉGUINE
Elle est froide !
LA TROISIÈME BÉGUINE
Elle est roide !
LA QUATRIÈME BÉGUINE
Fermez-lui les yeux !
LA CINQUIÈME BÉGUINE
Ils sont figés ! [233]
LA SIXIÈME BÉGUINE
II faut joindre ses mains !
LA SEPTIÈME BÉGUINE
II est trop tard !
UNE DAME, s'évanouissant
Oh ! oh ! oh !
LA NOURRICE
Aidez-moi à soulever Maleine ! Aidez-moi ; mon Dieu, mon Dieu, lidez-moi donc !
LE DOMESTIQUE
Elle ne pèse pas plus qu'un oiseau !
On entend de grands cris dans le corridor.
LE ROI, dans le corridor
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Ils l'ont vu ! ils l'ont vu ! Je viens ! je viens ! je viens !
ANNE, dans le corridor
Arrêtez ! arrêtez ! Vous êtes fou !
LE ROI
Venez ! venez ! Avec moi ! avec moi ! Mordez ! mordez ! mordez ! Entre le roi entraînant la reine Anne. Elle et moi ! Je préfère le dire à la fin ! Nous l'avons fait à deux !
ANNE
II est fou ! Aidez-moi !
LE ROI
Non, je ne suis pas fou ! Elle a tué Maleine !
ANNE
II est fou ! Emmenez-le ! Il me fait mal ! Il arrivera des malheurs ! [234]
LE ROI
C'est elle! c'est elle! Et moi! moi! moi! j'y étais aussi!...
HJALMAR
Quoi? quoi?
LE ROI
Elle l'a étranglée ! Ainsi ! ainsi ! Voyez ! voyez ! voyez ! On frappait aux fenêtres ! Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Je vois là son manteau rouge sur Maleine ! Voyez ! voyez ! voyez !
HJALMAR
Comment ce manteau rouge est-il ici?
ANNE
Mais qu'est-il arrivé?
HJALMAR
Comment ce manteau est-il ici ?
ANNE
Mais vous voyez bien qu'il est fou!...
HJALMAR
Répondez-moi! comment est-il ici?...
ANNE
Est-ce que c'est le mien?
HJALMAR
Oui, le vôtre ! le vôtre, le vôtre ! le vôtre !...
ANNE
Lâchez-moi donc ! Vous me faites mal !
HJALMAR
Comment est-il ici? ici? ici? -Vous l'avez?... [235]
ANNE
Après!...
HJALMAR
Oh ! la putain ! putain ! putain ! monstru... monstrueuse putain !... Voilà! voilà! voilà! voilà! voilà!
Il la frappe de plusieurs coups de poignard.
ANNE
Oh ! oh ! oh !
Elle meurt.
LES UNS
II a frappé la reine !
LES AUTRES
Arrêtez-le !
HJALMAR
Vous empoisonnerez les corbeaux et les vers !
TOUS
Elle est morte !...
ANGUS
Hjalmar ! Hjalmar !
HJALMAR
Allez-vous-en ! Voilà ! voilà ! voilà. Il se frappe de son poignard. Maleine ! Maleine! Maleine! -Oh! mon père! mon père!...
Il tombe.
LE ROI
Ah ! ah ! ah ! [236]
HJALMAR
Maleine ! Maleine ! Donnez-moi, donnez-moi sa petite main ! -Oh oh ! ouvrez les fenêtres ! Oui ! oui ! oh ! oh !
Il meurt.
LA NOURRICE
Un mouchoir ! un mouchoir ! Il va mourir !
ANGUS
II est mort!
LA NOURRICE
Soulevez-le ! Le sang l'étouffé !
UN SEIGNEUR
II est mort!
LE ROI
Oh ! oh ! oh ! Je n'avais plus pleure depuis le déluge ! Mais maintenant je suis dans l'enfer jusqu'aux yeux ! -Mais regardez leurs yeux ! Ils vont sauter sur moi comme des grenouilles !
ANGUS
II est fou !
LE ROI
Non, non, mais j'ai perdu courage!... Ah! c'est à faire pleurer les pavés de l'enfer!...
ANGUS
Emmenez-le, il ne peut plus voir cela !
LE ROI
Non, non, laissez-moi ; -je n'ose plus rester seul... où donc est la belle reine Anne ? -Anne !... -Anne !... -Elle est toute tordue !... -Je ne l'aime plus du tout !... Mon Dieu ! qu'on a l'air pauvre quand on est mort!... Je ne voudrais plus l'embrasser maintenant!... Mettez quelque chose sur elle... [237]
LA NOURRICE
Et sur Maleine aussi... Maleine! Maleine... oh! oh! oh!
LE ROI
Je n'embrasserai plus personne dans ma vie, depuis que j'ai vu tout ceci!... Où donc est notre pauvre petite Maleine? Il prend la main de Maleine. -Ah ! elle est froide comme un ver de terre ! -Elle descendait comme un ange dans mes bras... Mais c'est le vent qui l'a tuée !
ANGUS
Emmenons-le ! pour Dieu, emmenons-le !
LA NOURRICE
Oui! oui!
UN SEIGNEUR
Attendons un instant!
LE ROI
Avez-vous des plumes noires ? Il faudrait des plumes noires pour savoir si la reine vit encore... C'était une belle femme, vous savez! -Entendez-vous mes dents ?
Le petit jour entre dans la chambre.
TOUS
Quoi?
LE ROI
Entendez-vous mes dents?
LA NOURRICE
Ce sont les cloches. Seigneur...
LE ROI
Mais, c'est mon cœur alors !... Ah ! je les aimais bien tous les trois, voyez-vous! -Je voudrais boire un peu...
LA NOURRICE, apportant un verre d'eau
Voici de l'eau. [238]
LE ROI
Merci.
Il boit avidement.
LA NOURRICE
Ne buvez pas ainsi... Vous êtes en sueur.
LE ROI
J'ai si soif!
LA NOURRICE
Venez, mon pauvre Seigneur ! Je vais essuyer votre front.
LE ROI
Oui. -Aïe ! vous m'avez fait mal ! Je suis tombé dans le corridor... j'ai eu peur !
LA NOURRICE
Venez, venez. Allons-nous-en.
LE ROI
Ils vont avoir froid sur les dalles... -Elle a crié Maman! et puis, oh! oh! oh! -C'est dommage, n'est-ce pas? Une pauvre petite fille... mais c'est le vent... Oh ! n'ouvrez jamais les fenêtres ! -II faut que ce soit le vent... Il y avait des vautours aveugles dans le vent cette nuit! -Mais ne laissez pas traîner ses petites mains sur les dalles... Vous allez marcher sur ses mains ! -Oh ! oh ! prenez garde !
LA NOURRICE
Venez, venez. Il faut se mettre au lit. Il est temps. Venez, venez.
LE ROI
Oui, oui, oui, il fait trop chaud ici... Éteignez les lumières; nous allons au jardin ; il fera frais sur la pelouse, après la pluie ! J'ai besoin d'un peu de repos... Oh ! voilà le soleil !
Le soleil entre dans la chambre.
LA NOURRICE
Venez, venez ; nous allons au jardin. [239]
LE ROI
Mais il faut enfermer le petit Allan ! Je ne veux plus qu'il vienne m'épouvanter!
LA NOURRICE
Oui, oui, nous l'enfermerons. Venez, venez.
LE ROI
Avez-vous la clef?
LA NOURRICE
Oui, venez.
LE ROI
Oui, aidez-moi... J'ai un peu de peine à marcher... Je suis un pauvre petit vieux... Les jambes ne vont plus... Mais la tête est solide... S'appuyant sur la nourrice. Je ne vous fais pas mal?
LA NOURRICE
Non, non, appuyez hardiment.
LE ROI
II ne faut pas m'en vouloir, n'est-ce pas? Moi qui suis le plus vieux, j'ai du mal à mourir... Voilà! voilà! à présent c'est fini! Je suis heureux que ce soit fini; car j'avais tout le monde sur le cœur.
LA NOURRICE
Venez, mon pauvre Seigneur.
LE ROI
Mon Dieu ! mon Dieu ! elle attend à présent sur les quais de l'enfer!
LA NOURRICE
Venez! venez!
LE ROI
Y a-t-il quelqu'un ici qui ait peur de la malédiction des morts? [240]
ANGUS
Oui, Sire, moi...
LE ROI
Eh bien ! fermez leurs yeux alors et allons-nous en !
LA NOURRICE
Oui, oui, venez, venez.
LE ROI
Je viens, je viens ! Oh ! oh ! comme je vais être seul maintenant!... -Et me voilà dans le malheur jusqu'aux oreilles ! -A soixante-dix-sept ans ! Où donc êtes-vous ?
LA NOURRICE
Ici, ici.
LE ROI
Vous ne m'en voudrez pas? -Nous allons déjeuner; y aura-t-il de la salade? -Je voudrais un peu de salade...
LA NOURRICE
Oui, oui, il y en aura.
LE ROI
Je ne sais pas pourquoi, je suis un peu triste aujourd'hui. -Mon Dieu! mon Dieu! que les morts ont donc l'air malheureux!...
Il sort avec la nourrice.
ANGUS
Encore une nuit pareille et nous serons tout blancs !
Ils sortent tous, à l'exception des sept béguines, qui entonnent le Miserere en transportant les cadavres sur le lit. Les cloches se taisent. On entend les rossignols au dehors. Un coq saute sur l'appui de la fenêtre et chante.