INTRODUCTION
Dédiée à Edmond Picard, cette pièce en un acte fut publiée en janvier 1890 par La Wallonie. Il est admis couramment que Maeterlinck a écrit L'Intruse dans les années de deuil qui ont suivi la mort de son jeune frère Oscar. Comme Joseph Hanse l'a précisé, la date et les circonstances de la mort du frère ne sont pas à retenir pour la genèse de la pièce. Pas plus que la thèse d'une dépression que l'auteur aurait traversée à cette époque1.
Un an auparavant, La Wallonie avait publié Les Flaireurs de Charles Van Lerberghe (1889). L'approche de la mort est le thème commun à ces deux pièces. Maeterlinck lui-même a précisé qu'il n'avait fait que suivre les traces de son ami. Il écrit à Paul Fort en janvier 1892: «II importe d'éviter tout malentendu au sujet des Flaireurs de Van Lerberghe, et d'assigner à l'initiateur, et à celui qui n'a fait que suivre ses traces, leurs places respectives que des hasards aveugles auraient pu intervertir dans la pensée de plusieurs. Les Flaireurs parurent en janvier 1889, La Princesse Maleine fut publiée vers la fin du mois d'août de la même année et L'Intruse en janvier 1890. Je pense que ces simples dates suffiront à prouver tout ce qu 'il faut prouver. » II ajoute : « Les Flaireurs ne ressemblent pas à L'Intruse mais L'Intruse ressemble aux Flaireurs et elle est la fille de ceux-ci. »
L'Intruse fut la première pièce de l'auteur qui connut les feux de la rampe. Les deux représentations furent données en matinée, le 20 et le 21 mai 1891, dans l'une des salles les plus mondaines de Paris au Vaudeville par le Théâtre d'Art que Paul Fort avait fondé contre le Théâtre Libre d'Antoine. La pièce fut jouée au bénéfice de Verlaine et de Gauguin. La mise en scène était de Lugné-Poe, également interprète de l'aïeul. On avait escompté que l'intérêt suscité l'année précédente par La Princesse Maleine attirerait les lettrés [243] et les artistes. Effectivement, L'Intruse rencontra même chez les critiques plus âgés, un accueil favorable (J. Robichez). Si l'on contestait parfois que l'oeuvre gagnât à être portée sur la scène, on s'accordait sur sa puissance de suggestion. Le jeu de Lugné-Poe fût applaudi sans réserve, jugé par Jean Jullien comme «extraordinaire». Seul Jules Lemaître émit des restrictions quant aux interprètes qui s'étaient « crus obligés de réciter ce dialogue avec une solennité religieuse... » Ce fut, raconte Paul Fort, « le jour d'Hemani » du symbolisme: « Les applaudissements "esthétiques" dominaient les caverneuses désapprobations bourgeoises » (Mes mémoires). L'Intruse fut jouée à Bruxelles au Théâtre du Parc en mars 1892, reprise le 28 septembre 1893 avec Georgette Leblanc dans le rôle d'Ursule. Le Théâtre d'Art de Moscou interpréta L'Intruse avec Les Aveugles et Intérieur le 20 octobre 1904. Ces pièces laissèrent le public déconcerté et Stanislawski mécontent de lui-même2.
L'Intruse connaît un regain de succès en France depuis 1983 où elle donna lieu à un spectacle de théâtre et vidéo le 8 juin à Paris, Grand Hall Montorgueil, par la compagnie du Samovar, dans une mise en scène de Pierre Longuesse, avec reprises à Gennevilliers. En 1984, à la Cartoucherie de Vincennes, elle tint l'affiche du 19 octobre au 2 décembre, jouée par le Théâtre de l'Aquarium, dans une mise en scène de Jacques Nichet et Didier Bezace (Claude De Grève).
Paul Gorceix
NOTES
1 Joseph HANSE, «La Genèse de L'Intruse», in Le Centenaire de Maurice Maeterlinck, Bruxelles, Palais des Académies, 1964.
2 Se reporter à ce sujet à Gérard ABENSOUR, Vsévolod Meyerhold ou l'invention de la mise en scène, Paris, Fayard, 1998.
[244]
L'AÏEUL (II est aveugle.)
LE PÈRE
L'ONCLE
LES TROIS FILLES
LA SŒUR DE CHARITÉ
LA SERVANTE
La scène se passe dans les temps modernes.
[245]
Une salle assez sombre en un vieux château. Une parte à droite, une porte à gauche et une petite porte masquée, dans un angle. Au fond, des fenêtres à vitraux où domine le vert, et une porte vitrée s'ouvrant sur une terrasse. Une grande horloge flamande dans un coin. Une lampe allumée.
LES TROIS FILLES
Venez ici, grand-père, asseyez-vous sous la lampe.
L'AÏEUL
II me semble qu'il ne fait pas très clair ici.
LE PÈRE
Allons-nous sur la terrasse ou restons-nous dans cette chambre?
L'ONCLE
Ne vaudrait-il pas mieux rester ici? Il a plu toute la semaine et ces nuits sont humides et froides.
LA FILLE AÎNÉE
II y a des étoiles cependant.
L'ONCLE
Oh ! les étoiles, ça ne prouve rien.
L'AÏEUL
II vaut mieux rester ici, on ne sait pas ce qui peut arriver.
LE PÈRE
II ne faut plus avoir d'inquiétudes. Il n'y a plus de danger, elle est sauvée...
L'AÏEUL
Je crois qu'elle ne va pas bien...
[246]
LE PÈRE
Pourquoi dites-vous cela?
L'AÏEUL
J'ai entendu sa voix.
LE PÈRE
Mais puisque les médecins affirment que nous pouvons être tranquilles...
L'ONCLE
Vous savez bien que votre beau-père aime à nous inquiéter inutilement.
L'AÏEUL
Je n'y vois pas comme vous.
L'ONCLE
II faut vous en rapporter alors à ceux qui voient. Elle avait très bonne mine cette après-midi. Elle dort profondément, et nous n'allons pas empoisonner la première bonne soirée que le hasard nous donne... Il me semble que nous avons le droit de nous reposer, et même de rire un peu, sans avoir peur, ce soir.
LE PÈRE
C'est vrai, c'est la première fois que je me sens chez moi, au milieu des miens, depuis cet accouchement terrible.
L'ONCLE
Une fois que la maladie est entrée dans une maison, on dirait qu'il y a un étranger dans la famille.
LE PÈRE
Mais alors, on voit aussi qu'en dehors de la famille, il ne faut compter sur personne.
L'ONCLE
Vous avez bien raison.
[247]
L'AÏEUL
Pourquoi n'ai-je pu voir ma pauvre fille aujourd'hui?
L'ONCLE
Vous savez bien que le médecin l'a défendu.
L'AÏEUL
Je ne sais pas ce qu'il faut que je pense...
L'ONCLE
II est inutile de vous inquiéter.
L'AÏEUL, indiquant la porte à gauche
Elle ne peut pas nous entendre ?
LE PÈRE
Nous ne parlerons pas trop haut; d'ailleurs la porte est très épaisse, et puis la sœur de charité est avec elle et nous avertirait si nous faisons trop de bruit.
L'AÏEUL, indiquant la porte à droite
II ne peut pas nous entendre?
LE PÈRE
Non, non.
L'AÏEUL
II dort?
LE PÈRE
Je suppose que oui.
L'AÏEUL
II faudrait aller voir.
L'ONCLE
II m'inquiéterait plus que votre femme, ce petit. Voilà plusieurs semaines qu'il est né, et il a remué à peine ; il n'a pas poussé un seul cri jusqu'ici ; on dirait un enfant de cire.
[248]
L'AÏEUL
Je crois qu'il sera sourd, et peut-être muet... Voilà ce que c'est que les mariages consanguins...
Silence réprobateur.
LE PÈRE
Je lui en veux presque du mal qu'il a fait à sa mère.
L'ONCLE
II faut être raisonnable; ce n'est pas sa faute au pauvre petit.
- Il est tout seul dans cette chambre?
LE PÈRE
Oui, le médecin ne veut plus qu'il reste dans la chambre de sa mère.
L'ONCLE
Mais la nourrice est avec lui?
LE PÈRE
Non, elle est allée se reposer un moment; elle l'a bien gagné depuis ces derniers jours. - Ursule, va donc voir s'il dort bien.
LA FILLE AÎNÉE
Oui, mon père.
Les trois sœurs se lèvent et, se tenant par la main, entrent dans la chambre, à droite.
LE PÈRE
À quelle heure notre sœur viendra-t-elle ?
L'ONCLE
Je crois qu'elle viendra vers neuf heures.
LE PÈRE
II est neuf heures passées. Je voudrais qu'elle vienne ce soir ; ma femme tient beaucoup à la voir.
[249]
L'ONCLE
II est certain qu'elle viendra. C'est la première fois qu'elle vient ici?
LE PÈRE
Elle n'est jamais entrée dans la maison.
L'ONCLE
II lui est très difficile de quitter son couvent.
LE PÈRE
Elle sera seule ?
L'ONCLE
Je pense qu'une des nonnes l'accompagnera. Elles ne peuvent pas sortir seules.
LE PÈRE
Elle est la supérieure cependant.
L'ONCLE
La règle est la même pour toutes.
L'AÏEUL
Vous n'avez plus d'inquiétudes?
L'ONCLE
Pourquoi donc aurions-nous des inquiétudes ? Il ne faut plus revenir là-dessus. Il n'y a plus rien à craindre.
L'AÏEUL
Votre sœur est plus âgée que vous ?
L'ONCLE
Elle est l'aînée de nous tous.
L'AÏEUL
Je ne sais pas ce que j'ai; je ne suis pas tranquille. Je voudrais que votre sœur fût ici.
[250]
L'ONCLE
Elle viendra ; elle l'a promis.
L'AÏEUL
Je voudrais que cette soirée fût passée !
Rentrent les trois filles.
LE PÈRE
II dort?
LA FILLE AÎNÉE
Oui, mon père, très profondément.
L'ONCLE
Qu'allons-nous faire en attendant?
L'AÏEUL
En attendant quoi?
L'ONCLE
En attendant notre sœur.
LE PÈRE
Tu ne vois rien venir, Ursule?
LA FILLE AÎNÉE, a la fenêtre
Non, mon père.
LE PÈRE
Et dans l'avenue ? - Tu vois l'avenue ?
LA FILLE
Oui, mon père; il y a clair de lune, et je vois l'avenue jusqu'aux bois de cyprès.
L'AÏEUL
Et tu ne vois personne ?
[251]
LA FILLE
Personne, grand-père.
L'ONCLE
Quel temps fait-il?
LA FILLE
II fait très beau ; entendez-vous les rossignols ?
L'ONCLE
Oui, oui.
LA FILLE
Un peu de vent s'élève dans l'avenue.
L'AÏEUL
Un peu de vent dans l'avenue ?
LA FILLE
Oui, les arbres tremblent un peu.
L'ONCLE
C'est étonnant que ma sœur ne soit pas encore ici.
L'AÏEUL
Je n'entends plus les rossignols.
LA FILLE
Je crois que quelqu'un est entré dans le jardin, grand-père.
L'AÏEUL
Qui est-ce?
LA FILLE
Je ne sais pas, je ne vois personne.
L'ONCLE
C'est qu'il n'y a personne.
[252]
LA FILLE
II doit y avoir quelqu'un dans le jardin ; les rossignols se sont tus tout à coup.
L'AÏEUL
Je n'entends pas marcher cependant.
LA FILLE
II faut que quelqu'un passe près de l'étang, car les cygnes ont peur.
UNE AUTRE FÏLLE
Tous les poissons de l'étang plongent subitement.
LE PÈRE
Tu ne vois personne?
LA FILLE
Personne, mon père.
LE PÈRE
Mais cependant l'étang est dans le clair de lune...
LA FILLE
Oui ; je vois que les cygnes ont peur.
L'ONCLE
Je suis sûr que c'est ma sœur qui les effraie. Elle sera entrée par la petite porte.
LE PÈRE
Je ne m'explique pas pourquoi les chiens n'aboient point.
LA FILLE
Je vois le chien de garde tout au fond de sa niche. - Les cygnes vont vers l'autre rive !...
[253]
L'ONCLE
II ont peur de ma sœur. Je vais voir. Il appelle. Ma sœur ! Ma sœur ! Est-ce toi ? - II n'y a personne.
LA FILLE
Je suis sûre que quelqu'un est entré dans le jardin. Vous allez voir.
L'ONCLE
Mais elle me répondrait!
L'AÏEUL
Est-ce que les rossignols ne recommencent pas à chanter, Ursule ?
LA FILLE
Je n'en entends plus un seul dans toute la campagne.
L'AÏEUL
II n'y a pas de bruit cependant.
LE PÈRE
II y a un silence de mort.
L'AÏEUL
II faut que ce soit un inconnu qui les enraie, car si c'était quelqu'un de la maison, ils ne se tairaient pas.
L'ONCLE
Allez-vous vous occuper des rossignols à présent?
L'AÏEUL
Toutes les fenêtres sont-elles ouvertes, Ursule?
LA FILLE
La porte vitrée est ouverte, grand-père.
L'AÏEUL
II me semble que le froid entre dans la chambre.
[254]
LA FILLE
II y a un peu de vent dans le jardin, grand-père, et les rosés s'effeuillent.
LE PÈRE
Eh bien, ferme la porte. Il est tard.
LA FILLE
Oui, mon père. - Je ne peux pas fermer la porte.
LES DEUX AUTRES FILLES
Nous ne pouvons pas la fermer.
L'AÏEUL
Qu'y a-t-il donc, mes filles?
L'ONCLE
II ne faut pas dire cela d'une voix extraordinaire. Je vais les aider.
LA FILLE AÎNÉE
Nous ne parvenons pas à la fermer tout à fait.
L'ONCLE
C'est à cause de l'humidité. Appuyons ensemble. Il faut qu'il y ait quelque chose entre les battants.
LE PÈRE
Le menuisier l'arrangera demain.
L'AÏEUL
Est-ce que le menuisier vient demain ?
LA FILLE
Oui, grand-père, il vient travailler dans la cave.
L'AÏEUL
II va faire du bruit dans la maison!...
[255]
LA FILLE
Je lui dirai de travailler doucement.
On entend, tout à coup, le bruit d'une faux qu'on aiguise au dehors.
L'AÏEUL, tressaillant
Oh!
L'ONCLE
Qu'est-ce que c'est?
LA FILLE
Je ne sais pas au juste ; je crois que c'est le jardinier. Je ne vois pas bien, il est dans l'ombre dans la maison.
LE PÈRE
C'est le jardinier qui va faucher.
L'ONCLE
II fauche pendant la nuit?
LE PÈRE
N'est-ce pas dimanche, demain ? - Oui. - J'ai remarqué que l'herbe était très haute autour de la maison.
L'AÏEUL
II me semble que sa faux fait bien du bruit...
LA FILLE
II fauche autour de la maison.
L'AÏEUL
L'aperçois-tu, Ursule?
LA FILLE
Non, grand-père, il est dans l'obscurité.
[256]
L'AÏEUL
Je crains qu'il ne réveille ma fille.
L'ONCLE
Nous l'entendons à peine.
L'AÏEUL
Moi, je l'entends comme s'il fauchait dans la maison.
L'ONCLE
La malade ne l'entendra pas; il n'y a pas de danger.
LE PÈRE
II me semble que la lampe ne brûle pas bien ce soir.
L'ONCLE
II faudrait y mettre de l'huile.
LE PÈRE
J'en ai vu mettre ce matin. Elle brûle mal depuis qu'on a fermé la fenêtre.
L'ONCLE
Je crois que le verre est voilé.
LE PÈRE
Elle brûlera mieux tout à l'heure.
LA FILLE
Grand-père s'est endormi. Il n'a pas dormi depuis trois nuits.
LE PÈRE
II a eu bien des inquiétudes.
L'ONCLE
II s'inquiète toujours outre mesure. Il y a des moments où il ne veut pas entendre raison.
[257]
LE PÈRE
C'est assez excusable à son âge.
L'ONCLE
Dieu sait où nous en serons à son âge!
LE PÈRE
II a près de quatre-vingts ans.
L'ONCLE
Alors on a le droit d'être étrange.
LE PÈRE
II est comme tous les aveugles.
L'ONCLE
Ils refléchissent un peu trop.
LE PÈRE
Ils ont trop de temps à perdre.
L'ONCLE
Ils n'ont pas autre chose à faire.
LE PÈRE
Et puis, ils n'ont aucune distraction.
L'ONCLE
Cela doit être terrible.
LE PÈRE
II paraît qu'on s'y habitue.
L'ONCLE Je ne puis me l'imaginer.
LE PÈRE
II est certain qu'ils sont à plaindre.
[258]
L'ONCLE
Ne pas savoir où l'on est, ne pas savoir d'où l'on vient, ne pas savoir où l'on va, ne plus distinguer midi de minuit, ni l'été de l'hiver... et toujours ces ténèbres, ces ténèbres... j'aimerais mieux ne plus vivre... Est-ce que c'est absolument incurable ?
LE PÈRE
II paraît que oui.
L'ONCLE
Mais il n'est pas absolument aveugle?
LE PÈRE
II distingue les grandes clartés.
L'ONCLE
Ayons soin de nos pauvres yeux.
LE PÈRE
II a souvent d'étranges idées.
L'ONCLE
II y a des moments où il n'est pas amusant.
LE PÈRE
II dit absolument tout ce qu'il pense.
L'ONCLE
Mais autrefois, il n'était pas ainsi?
LE PÈRE
Mais non. Dans le temps il était aussi raisonnable que nous; il ne disait rien d'extraordinaire. Il est vrai qu'Ursule l'encourage un peu trop : elle répond à toutes ses questions...
L'ONCLE
II vaudrait mieux ne pas répondre, c'est lui rendre un mauvais service.
[259]
Dix heures sonnent.
L'AÏEUL, s'éveillant
Suis-je tourné vers la porte vitrée ?
LA FILLE
Vous avez bien dormi, grand-père?
L'AÏEUL
Suis-je tourné vers la porte vitrée ?
LA FILLE
Oui, grand-père.
L'AÏEUL
II n'y a personne à la porte vitrée?
LA FILLE
Mais non, grand-père, je ne vois personne.
L'AÏEUL
Je croyais que quelqu'un attendait. Il n'est venu personne?
LA FILLE
Personne, grand-père.
L'AÏEUL, à l'oncle et au père
Et votre sœur n'est pas venue?
L'ONCLE
II est trop tard; elle ne viendra plus; ce n'est pas gentil de sa part.
LE PÈRE
Elle commence à m'inquiéter.
On entend un bruit, comme de quelqu 'un qui entre dans la maison.
[260]
L'ONCLE
Elle est là ! Avez-vous entendu ?
LE PÈRE
Oui, quelqu'un est entré par les souterrains.
L'ONCLE
II faut que ce soit notre sœur. J'ai reconnu son pas.
L'AÏEUL
J'ai entendu marcher lentement.
LE PÈRE
Elle est entrée très doucement.
L'ONCLE
Elle sait qu'il y a un malade.
L'AÏEUL
Je n'entends plus rien maintenant.
L'ONCLE
Elle montera immédiatement; on lui dira que nous sommes ici.
LE PÈRE
Je suis heureux qu'elle soit venue.
L'ONCLE
J'étais sûr qu'elle viendrait ce soir.
L'AÏEUL
Elle tarde bien à monter.
L'ONCLE
II faut cependant que ce soit elle.
LE PÈRE
Nous n'attendons pas d'autre visite.
[261]
L'AÏEUL
Je n'entends aucun bruit dans les souterrains.
LE PÈRE
Je vais appeler la servante; nous saurons à quoi nous en tenir.
Il tire un cordon de sonnette.
L'AÏEUL
J'entends déjà du bruit dans l'escalier.
LE PÈRE
C'est la servante qui monte.
L'AÏEUL
II me semble qu'elle n'est pas seule.
LE PÈRE
Elle monte lentement...
L'AÏEUL
J'entends les pas de votre sœur !
LE PÈRE
Je n'entends, moi, que la servante.
L'AÏEUL
C'est votre sœur! c'est votre sœur!
On frappe à la petite porte.
L'ONCLE
Elle frappe à la porte de l'escalier dérobé.
LE PÈRE
Je vais ouvrir moi-même, parce que cette petite porte fait trop de bruit; elle ne sert que lorsqu'on veut entrer dans la chambre sans qu'on s'en aperçoive. Il entr'ouvre la petite porte ; la servante reste dehors, dans l'entrebâillement. Où êtes-vous?
[262]
LA SERVANTE
Ici, Monsieur.
L'AÏEUL
Votre sœur est à la porte ?
L'ONCLE
Je ne vois que la servante.
LE PÈRE
II n'y a que la servante. Á la servante. Qui est-ce qui est entré dans la maison?
LA SERVANTE
Entré dans la maison ?
LE PÈRE
Oui, quelqu'un est venu tout à l'heure?
LA SERVANTE
Personne n'est venu. Monsieur.
L'AÏEUL
Qui est-ce qui soupire ainsi?
L'ONCLE
C'est la servante, elle est essoufflée.
L'AÏEUL
Est-ce qu'elle pleure?
L'ONCLE
Mais non ; pourquoi pleurerait-elle ?
LE PÈRE, a la servante
Quelqu'un n'est pas entré tout à l'heure ?
LA SERVANTE
Mais non, Monsieur.
[263]
LE PÈRE
Mais nous avons entendu ouvrir la porte !
LA SERVANTE
C'est moi qui ai fermé la porte.
LE PÈRE
Elle était ouverte ?
LA SERVANTE
Oui, Monsieur.
LE PÈRE
Pourquoi était-elle ouverte à cette heure?
LA SERVANTE
Je ne sais pas, Monsieur. Je l'avais fermée.
LE PÈRE
Mais alors, qui est-ce qui l'a ouverte?
LA SERVANTE
Je ne sais pas, Monsieur, il faut que quelqu'un soit sorti après moi...
LE PÈRE
II faut faire attention. - Mais ne poussez donc pas la porte ; vous savez bien qu'elle fait du bruit!
LA SERVANTE
Mais, Monsieur, je ne touche pas à la porte.
LE PÈRE
Mais si ! Vous poussez comme si vous vouliez entrer dans la chambre !
[264]
LA SERVANTE
Mais, Monsieur, je suis à trois pas de la porte !
LE PÈRE
Parlez un peu moins haut.
L'AÏEUL
Est-ce qu'on éteint la lumière?
LA FILLE AÎNÉE
Mais non, grand-père.
L'AÏEUL
II me semble qu'il fait noir tout à coup.
LE PÈRE, a la servante
Descendez, mais ne faites plus de bruit dans l'escalier.
LA SERVANTE
Je n'ai pas fait de bruit.
LE PÈRE
Je vous dis que vous avez fait du bruit. Descendez doucement; vous éveilleriez Madame.
Et s'il venait quelqu'un, dites que nous n'y sommes pas.
L'ONCLE
Oui, dites que nous n'y sommes pas !
L'AÏEUL, tressaillant
II ne fallait pas dire cela !
LE PÈRE
...Si ce n'est pour ma sœur et pour le médecin.
[265]
L'ONCLE
À quelle heure le médecin viendra-t-il ?
LE PÈRE
II ne pourra pas venir avant minuit.
Il ferme la porte. On entend sonner onze heures.
L'AÏEUL
Elle est entrée?
LE PÈRE
Qui donc?
L'AÏEUL
La servante?
LE PÈRE
Mais non, elle est descendue.
L'AÏEUL
Je croyais qu'elle s'était assise à la table.
L'ONCLE
La servante ?
L'AÏEUL
Oui.
L'ONCLE
II ne manquerait plus que cela !
L'AÏEUL
Personne n'est entré dans la chambre?
LE PÈRE
Mais non, personne n'est entré.
[266]
L'AÏEUL
Et votre sœur n'est pas ici ?
L'ONCLE
Notre sœur n'est pas venue.
L'AÏEUL
Vous voulez me tromper !
L'ONCLE
Vous tromper?
L'AÏEUL
Ursule, dis-moi la vérité, pour l'amour de Dieu !
LA FILLE AÎNÉE
Grand-père! grand-père! Qu'est-ce que vous avez?
L'AÏEUL
II est arrivé quelque chose!... Je suis sûr que ma fille est plus mal!...
L'ONCLE
Est-ce que vous rêvez?
L'AÏEUL
Vous ne voulez pas me le dire!... Je vois bien qu'il y a quelque chose!...
L'ONCLE
En ce cas, vous voyez mieux que nous.
L'AÏEUL
Ursule, dis-moi la vérité !
LA FILLE
Mais on vous dit la vérité, grand-père !
[267]
L'AÏEUL
Tu n'as pas ta voix ordinaire !
LE PÈRE
C'est parce que vous l'enrayez.
L'AÏEUL
Votre voix est changée, elle aussi !
LE PÈRE
Mais vous devenez fou !
Lui et l'oncle se font des signes d'intelligence pour se persuader que l'aïeul a perdu la raison.
L'AÏEUL
J'entends bien que vous avez peur!
LE PÈRE
Mais de quoi donc aurions-nous peur?
L'AÏEUL
Pourquoi voulez-vous me tromper?
L'ONCLE
Qui est-ce qui songe à vous tromper?
L'AÏEUL
Pourquoi avez-vous éteint la lumière ?
L'ONCLE
Mais on n'a pas éteint la lumière; il fait aussi clair qu'auparavant.
LA FILLE
II me semble que la lampe a baissé.
LE PÈRE
J'y vois aussi clair que d'habitude.
[268]
L'AÏEUL
J'ai des meules de moulin sur les yeux ! Mes filles, dites-moi donc ce qui arrive ici ! dites-le-moi pour l'amour de Dieu, vous autres qui voyez ! Je suis ici, tout seul, dans des ténèbres sans fin ! Je ne sais pas qui vient s'asseoir à côté de moi ! Je ne sais plus ce qui se passe à deux pas de moi !... Pourquoi parliez-vous à voix basse tout à l'heure?
LE PÈRE
Personne n'a parlé à voix basse.
L'AÏEUL
Vous avez parlé à voix basse, près de la porte.
LE PÈRE
Vous avez entendu tout ce que j'ai dit.
L'AÏEUL
Vous avez introduit quelqu'un dans la chambre?
LE PÈRE
Mais je vous dis que personne n'est entré !
L'AÏEUL
Est-ce votre sœur ou un prêtre? - II ne faut pas essayer de me tromper. - Ursule, qui est-ce qui est entré ?
LA FILLE
Personne, grand-père.
L'AÏEUL
II ne faut pas essayer de me tromper ; je sais ce que je sais ! -Combien sommes-nous ici?
LA FILLE
Nous sommes six autour de la table, grand-père.
L'AÏEUL
Vous êtes tous autour de la table ?
[269]
LA FILLE
Oui, grand-père.
L'AÏEUL
Vous êtes là, Paul?
LE PÈRE
Oui.
L'AÏEUL
Vous êtes là, Olivier?
L'ONCLE
Mais oui, mais oui ; je suis ici, à ma place ordinaire. Ce n'est pas sérieux, n'est-ce pas?
L'AÏEUL
Tu es là, Geneviève?
UNE DES FILLES
Oui, grand-père.
L'AÏEUL
Tu es là, Gertrude?
UNE AUTRE FILLE
Oui, grand-père.
L'AÏEUL
Tu es ici, Ursule?
LA FILLE AÎNÉE
Oui, grand-père, à côté de vous.
L'AÏEUL
Et qui est-ce qui est assis là?
LA FILLE
Où donc, grand-père ? - II n'y a personne.
[270]
L'AÏEUL
Là, là, au milieu de nous?
LA FILLE
Mais il n'y a personne, grand-père !
LE PÈRE
On vous dit qu'il n'y a personne !
L'AÏEUL
Mais vous ne voyez pas, vous autres !
L'ONCLE
Voyons, vous voulez rire ?
L'AÏEUL
Je n'ai pas envie de rire, je vous assure.
L'ONCLE
Alors, croyez-en ceux qui voient.
L'AÏEUL, indécis
Je croyais qu'il y avait quelqu'un... Je crois que je ne vivrai plus longtemps...
L'ONCLE
Pourquoi irions-nous vous tromper? À quoi cela servirait-il?
LE PÈRE
II faudrait bien vous dire la vérité.
L'ONCLE
A quoi bon se tromper mutuellement?
LE PÈRE
Vous ne pourriez vivre longtemps dans l'erreur.
L'AÏEUL, essayant de se lever
Je voudrais percer ces ténèbres!...
[271]
LE PÈRE
Où voulez-vous aller?
L'AÏEUL
De ce côté là...
LE PÈRE
Ne vous troublez pas ainsi...
L'ONCLE
Vous êtes étrange ce soir.
L'AÏEUL
C'est vous autres qui me semblez étranges !
LE PÈRE
Que cherchez-vous ainsi?...
L'AÏEUL
Je ne sais pas ce que j'ai !
LA FILLE AÎNÉE
Grand-père, grand-père ! Que vous faut-il, grand-père ?
L'AÏEUL
Donnez-moi vos petites mains, mes filles.
LES TROIS FILLES
Oui, grand-père.
L'AÏEUL
Pourquoi tremblez-vous toutes les trois, mes filles?
LA FILLE AÎNÉE
Nous ne tremblons presque pas, grand-père.
L'AÏEUL
Je crois que vous êtes pâles toutes les trois.
[272]
LA FILLE AÎNÉE
II est tard, grand-père, et nous sommes fatiguées.
LE PÈRE
II faudrait aller vous coucher et grand-père aussi ferait mieux de prendre un peu de repos.
L'AÏEUL
Je ne pourrais pas dormir cette nuit !
L'ONCLE
Nous attendrons le médecin.
L'AÏEUL
Préparez-moi à la vérité !
L'ONCLE
Mais il n'y a pas de vérité !
L'AÏEUL
Alors je ne sais pas ce qu'il y a !
L'ONCLE
Je vous dis qu'il n'y a rien du tout!
L'AÏEUL
Je voudrais voir ma pauvre fille !
LE PÈRE
Mais vous savez bien que c'est impossible ; il ne faut pas l'éveiller inutilement.
L'ONCLE
Vous la verrez demain.
L'AÏEUL
On n'entend aucun bruit dans sa chambre.
[273]
L'ONCLE
Je serais inquiet si j'entendais du bruit.
L'AÏEUL
II y a bien longtemps que je n'ai vu ma fille !... Je lui ai pris les mains hier au soir et je ne la voyais pas !... Je ne sais plus ce qu'elle devient-Je ne sais plus comment elle est... Je ne connais plus son visage... Elle doit être changée depuis ces semaines!... J'ai senti les petits os de ses joues sous mes mains... Il n'y a plus que les ténèbres entre elle et moi, et vous tous!... Je ne peux plus vivre ainsi... Ce n'est pas vivre cela!... Vous êtes là, tous, les yeux ouverts à regarder mes yeux morts, et pas un de vous n'a pitié !... Je ne sais pas ce que j'ai... On ne dit jamais ce qu'il faudrait dire... et tout est effrayant lorsqu'on y songe... Mais pourquoi ne parlez-vous plus?
L'ONCLE
Que voulez-vous que nous disions puisque vous ne voulez pas nous croire?
L'AÏEUL
Vous avez peur de vous trahir !
L'ONCLE
Mais soyez donc raisonnable à la fin !
L'AÏEUL
II y a longtemps que l'on me cache quelque chose!... Il s'est passé quelque chose dans la maison... Mais je commence à comprendre maintenant... Il y a trop longtemps qu'on me trompe! - Vous croyez donc que je ne saurai jamais rien? - II y a des moments où je suis moins aveugle que vous, vous savez?... Est-ce que je ne vous entends pas chuchoter, depuis des jours et des jours, comme si vous étiez dans la maison d'un pendu? -Je n'ose pas dire ce que je sais ce soir... Mais je saurai la vérité!... J'attendrai que vous disiez la vérité; mais il y a longtemps que je la sais, malgré vous ! - Et maintenant, je sens que vous êtes tous plus pâles que des morts!
[274]
LES TROIS FILLES
Grand-père, grand-père ! Qu'avez-vous donc, grand-père ?
L'AÏEUL
Ce n'est pas de vous que je parle, mes filles, non, ce n'est pas de vous que je parle... Je sais bien que vous m'apprendriez la vérité, s'ils n'étaient pas autour de vous!... Et d'ailleurs, je suis sûr qu'ils vous trompent aussi... Vous verrez, mes filles, vous verrez!... Est-ce que je ne vous entends pas sangloter toutes les trois ?
LE PÈRE
Est-ce que, vraiment, ma femme est en danger?
L'AÏEUL
II ne faut plus essayer de me tromper; il est trop tard mainte-nant, et je sais la vérité mieux que vous!...
L'ONCLE
Mais enfin, nous ne sommes pas aveugles, nous!
LE PÈRE
Voulez-vous entrer dans la chambre de votre fille ? Il y a ici un malentendu et une erreur qui doivent finir. - Voulez-vous ?
L'AÏEUL, subitement indécis
Non, non, pas maintenant... pas encore....
L'ONCLE
Vous voyez bien que vous n'êtes pas raisonnable.
L'AÏEUL
On ne sait jamais tout ce qu'un homme n'a pas pu dire dans sa vie!... - Qui est-ce qui fait ce bruit?
LA FILLE AÎNÉE
C'est la lampe qui palpite ainsi, grand-père.
[275]
L'AÏEUL
II me semble qu'elle est bien inquiète... bien inquiète...
LA FILLE
C'est le vent froid qui la tourmente...
L'ONCLE
II n'y a pas de vent froid, les fenêtres sont fermées.
LA FILLE
Je crois qu'elle va s'éteindre.
LE PÈRE
II n'y a plus d'huile.
LA FILLE
Elle s'éteint tout à fait.
LE PÈRE
Nous ne pouvons pas rester ainsi dans les ténèbres.
L'ONCLE
Pourquoi pas? -J'y suis déjà habitué.
LE PÈRE
II y a de la lumière dans la chambre de ma femme.
L'ONCLE
Nous en prendrons tout à l'heure quand le médecin sera venu.
LE PÈRE
II est vrai qu'on y voit assez ; il y a la clarté du dehors.
L'AÏEUL
Est-ce qu'il fait clair dehors?
LE PÈRE
Plus clair qu'ici.
[276]
L'ONCLE
Moi, j'aime autant causer dans l'obscurité.
LE PÈRE
Moi aussi.
Silence.
L'AÏEUL
II me semble que l'horloge fait bien du bruit!...
LA FILLE AÎNÉE
C'est qu'on ne parle plus, grand-père.
L'AÏEUL
Mais pourquoi vous taisez-vous tous?
L'ONCLE
De quoi voulez-vous que nous parlions? - Vous n'êtes pas sérieux ce soir.
L'AÏEUL
Est-ce qu'il fait très noir dans la chambre ?
L'ONCLE
II n'y fait pas très clair.
Silence.
L'AÏEUL
Je ne me sens pas bien. Ursule, ouvre un peu la fenêtre.
LE PÈRE
Oui, ma fille, ouvre un peu la fenêtre ; je commence à avoir besoin d'air, moi aussi.
La fille ouvre une fenêtre.
[277]
L'ONCLE
Je crois positivement que nous sommes restés enfermés trop longtemps.
L'AÏEUL
Est-ce que la fenêtre est ouverte ?
LA FILLE
Oui, grand-père, Oui, grand-père, elle est grande ouverte.
L'AÏEUL
On ne dirait pas qu'elle est ouverte ; il ne vient aucun bruit du dehors.
LA FILLE
Non, grand-père, il n'y a pas le moindre bruit.
LE PÈRE
II y a un silence extraordinaire.
LA FILLE
On entendrait marcher un ange.
L'ONCLE
Voilà pourquoi je n'aime pas la campagne.
L'AÏEUL
Je voudrais entendre un peu de bruit. Quelle heure est-il, Ursule?
LA FILLE
Minuit bientôt, grand-père.
Ici l'oncle se met à marcher de long en large dans la chambre.
L'AÏEUL
Qui est-ce qui marche ainsi autour de nous?
L'ONCLE
C'est moi, c'est moi, n'ayez pas peur. J'éprouve le besoin de marcher [278] un peu. Silence. - Mais je vais me rasseoir ; je ne vois pas où je vais.
Silence.
L'AÏEUL
Je voudrais être ailleurs !
LA FILLE
Où voudriez-vous aller, grand-père ?
L'AÏEUL
Je ne sais pas où - dans une autre chambre, n'importe où ! n'importe où!
LE PÈRE
Où irions-nous?
L'ONCLE
II est trop tard pour aller ailleurs.
Silence. Us sont assis, immobiles, autour de la table.
L'AÏEUL
Qu'est-ce que j'entends, Ursule?
LA FILLE
Rien, grand-père, ce sont des feuilles qui tombent; - oui, ce sont des feuilles qui tombent sur la terrasse.
L'AÏEUL
Va fermer la fenêtre, Ursule.
LA FILLE
Oui, grand-père.
Elle ferme la fenêtre et revient s'asseoir.
L'AÏEUL
J'ai froid. Silence. Les trois sœurs s'embrassent. Qu'est-ce que j'entends maintenant ?
[279]
LE PÈRE
Ce sont les trois sœurs qui s'embrassent.
L'ONCLE
II me semble qu'elles sont bien pâles, ce soir.
Silence.
L'AÏEUL
Qu'est-ce que j'entends encore?
LA FILLE
Rien, grand-père; ce sont mes mains que j'ai jointes.
Silence.
L'AÏEUL
Et ceci?...
LA FILLE
Je ne sais pas, grand-père... Peut-être mes sœurs qui tremblent un peu?
L'AÏEUL
J'ai peur aussi, mes filles.
Ici un rayon de lune pénètre par un coin des vitraux et répand, ça et là, quelques lueurs étranges dans la chambre. Minuit sonne et, au dernier coup, il semble à certains qu'on entende, très vaguement, un bruit comme de quelqu'un qui se lèverait en toute hâte.
L'AÏEUL, tressaillant d'une épouvante spéciale
Qui est-ce qui s'est levé ?
L'ONCLE
On ne s'est pas levé !
LE PÈRE
Je ne me suis pas levé !
[280]
LES TROIS FILLES
Moi non plus ! - Moi non plus ! - Moi non plus !
L'AÏEUL
II y a quelqu'un qui s'est levé de table.
L'ONCLE
La lumière !...
Ici on entend tout à coup un vagissement d'épouvanté, à droite, dans la chambre de l'enfant; et ce vagissement continue avec des gradations de terreur, jusqu'à la fin de la scène.
LE PÈRE
Écoutez ! L'enfant !
L'ONCLE
II n'a jamais pleuré !
LE PÈRE
Allons voir !
L'ONCLE
La lumière ! La lumière !
A ce moment, on entend courir à pas précipités et sourds dans la chambre de gauche. - Ensuite, un silence de mort. - Ils écoutent dans une muette terreur jusqu 'à ce que la porte de cette chambre s'ouvre lentement, la clarté de la pièce voisine s'irrue dans la salle, et la sœur de charité paraît sur le seuil, en ses vêtements noirs, et s'incline en faisant le signe de la croix pour annoncer la mort de la femme. Ils comprennent et, après un moment d'indécision et d'effroi, entrent en silence dans la chambre mortuaire, tandis que l'oncle, sur le pas de la porte, s'efface poliment pour laisser passer les trois jeunes filles. L'aveugle, resté seul, se lève et s'agite à tâtons autour de la table, dans les ténèbres.
L'AÏEUL
Où allez-vous? - Où allez-vous? - Elles m'ont laissé tout seul!