© M.Maeterlinck, ayants-droit, 1892
© Paul Gorceix (introduction), 1999.
M.Maeterlinck. Oevres II. Théâtre. Tome 1. Bruxelles: Editions
complex, 1999. P.: 368-454.
OCR: Aerius (ae-lib.org.ua)
2003
Spellcheck: Aerius (ae-lib.org.ua)
2003
La pièce fut publiée à Bruxelles chez Lacomblez en 1892, avant d'être jouée. Elle est dédiée à Octave Mirbeau «en témoignage d'amitié, d'admiration et de reconnaissance profonde ». Il semble bien cependant qu'un subside de cinq cents francs de la part de madame Maeterlinck, mère, ait été nécessaire pour couvrir les frais d'impression !
L'ouvrage plut à Paul Fort. Celui-ci venait de fonder en 1890 le Théâtre d'Art, le premier laboratoire du symbolisme au théâtre qui fut vite absorbé, après deux saisons, en 1893, par le Théâtre de l'Œuvre, dirigé par Lugné-Poe. Le nom du metteur en scène est inséparable des premiers succès de Pelléas. Celui-ci raconte : «Il me restait donc le devoir de révéler à tout prix ce Pelléas et Mélisande. Paul Fort ne demandait pas mieux, mais P. Fort avait peu de moyens. Nous passâmes par une série d'étapes assez arriéres... Camille Mauclair s'était au moins autant que moi dévoué à Pelléas qui ne parvenait pas à être joué. Maeterlinck s'en était remis entièrement à Mauclair et moi... De tous les côtés vers lesquels nous nous tournions, c'était ou de la raillerie ou de l'indifférence, tout de même nous ne désespérions pas... »1
Maeterlinck lui-même s'intéressa de près à la distribution des rôles et aux costumes: «Pour les costumes, avait-il déclaré au début, -XP-Xy siècles, ou bien selon Memling (XVe) comme vous voudrez et selon les circonstances. » Quelques semaines plus tard, il ajoute: «Songé longuement aux costumes : Voici. Ne crois-tu pas que pour Mélisande, plutôt que le vert mieux vaudrait peut-être quelque mauve à trouver chez. Liberty ? Pelléas, lui serait en vert qui s'allie merveilleusement au mauve [...] le justaucorps d'un vert plus sombre que le maillot (vert brun ou gris) pour avoir la gradation à partir des cheveux presque noirs de Mademoiselle Aubry [...]. Si Pelléas est vert, je ne crois pas que Mélisande puisse l'être, ils auraient l'air de surgir d'une soupe à l'oseille. »2 [369] Les décors préoccupèrent toujours Maeterlinck. A Bruxelles, il rompit avec les directeurs de la Monnaie, qui, «après m'avoir leurré de projets magnifiques se sont bornés [...] à rafistoler tant bien que mal quelques très vieux décors vraisemblablement empruntés aux «Huguenots» les plus surannés et aux «Juives » les plus défraîchies » (Lettre à Gérard Harry, 6 janvier 1907). Seuls les projets d'Henry Russel trouvèrent plus tard son adhésion; Pelléas fut joué à Boston en 1912. Maeterlinck alla jusqu'à dire qu'auparavant «il n'existait pas ».
Pelléas fut créé sur la scène des Bouffes parisiens le 22 mai 1893. Cette représentation est l'acte de naissance du Théâtre de l'Œuvre d'Antoine et le tremplin du symbolisme à la scène. La campagne avait été savamment orchestrée par Camille Mauclair afin d'attirer l'attention des spectateurs, pour lesquels Maeterlinck était le poète des Serres chaudes et l'auteur de La Princesse Maleine. Après l'avant-première, le critique Robert Charvay de L'Écho de Paris fait part de son admiration pour la représentation. Celle-ci lui aurait procuré «une des plus intenses sensations d'art dramatique»:
«La scène représente ce pays de rêve que Shakespeare a dénommé "où il vous plaira". Logiquement, les décors sont d'une simplicité grise et voulue; ils encadrent les acteurs d'une teinte neutre et vaporeuse. Ce sont de lourds feuillages, aux grandes lignes ornementales, des salles de palais sans architecture précise.
On dirait que l'habile artiste, Paul Voegler, en les peignant, s'est inspiré des admirables camaïeux indécis et symboliques de Puvis de Chavannes. Pas d'accessoire, pas de meuble et surtout pas de prétendue exactitude dans la représentation scénique des objets inanimés. La rampe est supprimée; les hommes et Us femmes en scène sont éclairés d'en haut comme par des rayons de lune; l'ensemble demeure dans l'ombre et le regard flotte, indistinct, sur des entités de rêve. Les costumes s'harmonisent avec le reste des étoffes passées, comme lavées, sans effet criard, sans taches crues. Ils furent copiés sur des Memling du musée d'Anvers ou sur des décorations naïves des albums de Walter Crâne. »3
Le Théâtre de la Monnaie à Bruxelles donna Pelléas le 9 janvier 1907, avec Mary Garden, créatrice du rôle à l'Opéra Comique. Il fallut attendre les représentations de Bruxelles pour que soient [370] apaisées les inquiétudes financières de la troupe : «Là on boucle le budget», note Lugné-Poe.
Il est notoire que Claude Debussy fut séduit par Pelléas qui associait le symbolisme mystérieux à la fatalité ibsénienne. Le musicien s'inspira directement de la pièce pour composer un opéra, sous le même titre, créé le 27 avril 1902. La querelle? Elle est célèbre. Maeterlinck accorde à Debussy l'autorisation demandée : «Il va sans dire que Pelléas vous appartient entièrement et que vous le ferez jouer où et quand vous voudrez... » (Lettre du 19 octobre 1895) et un peu plus tard à Lugné-Poe, il confirmait: «Debussy est un homme de très grand talent [...] que j'aime et que j'admire. »4
Lorsque l'auteur apprit par la presse le choix de Mary Garden, pensionnaire de l'Opéra-Comique, pour jouer le rôle de Mélisande, au détriment de sa compagne Georgette Leblanc, les choses s'envenimèrent. La querelle devint publique et fut portée devant la Société des auteurs. «Justement irrité de se trouver dépouillé devant la loi, Maeterlinck», raconte Georgette Leblanc dans ses Souvenirs, «brandit sa canne et me déclara qu'il allait donner "quelques coups de bâton à Debussy [...] pour lui apprendre à vivre". » Le 13 avril 1895, Maeterlinck publie dans Le Figaro la fameuse lettre condamnant l'oeuvre nouvelle et en souhaitant son échec...
On connaît la suite. L'opéra de Debussy devient la caisse de résonance du drame au point d'en faire oublier son auteur. Maeterlinck jura de ne jamais entendre l'œuvre de Debussy. Mais bien plus tard, en juin 1920, il avoue à Mary Garden: «Je m'étais juré de ne jamais voir le drame lyrique Pelléas et Mélisande. Hier j'ai violé mon serment et je suis un homme heureux. »5
P. G. NOTES
1 LUGNÉ-POE, La Parade. Le Sot du tremplin, Paris,
Gallimard, 1930, p. 225.
2 Cité d'après Jacques ROBICHEZ, Le Symbolisme au
théâtre. Lugné-Poe et les débuts de l'Œum, Paris,
L'Arche, 1957, p. 164.
3 Robert CHARVAY, L'Écho de Paris, 17 mai 1893. (Nous citons
d'après Sophie LUCET et son excellent article sur «Pelléas et
Mélisande et l'esthétique du théâtre symboliste», m
Annales, t. XXIX, Actes du Colloque international de Gand, 27 novembre 1992.)
4 Cité d'après François LESURE, Claude Debussy avant
« Pelléas » ou les années symbolistes, Paris, Klincksieck, 1992.
5 Ibid., p. 187.
ARKÉL, roi d'AlIemonde
GENEVIÈVE, mère de Pelléas et de Golaud
PELLÉAS
GOLAUD
MÉLISANDE
LE PETIT YNIOLD, fils de Golaud (d'un premier lit)
Un médecin
Le portier
Servantes, pauvres, etc.
La porte du château
LES SERVANTES, a l'intérieur
Ouvrez la porte ! ouvrez la porte !
LE PORTIER
Qui est là? Pourquoi venez-vous m'éveiller? Sortez par les petites portes; sortez par les petites portes; il y en a assez!...
UNE SERVANTE, d l'intérieur
Nous venons laver le seuil, la porte et le perron ; ouvrez donc ! ouvrez donc 1
UNE AUTRE SERVANTE, à l'intérieur
II y aura de grands événements !
TROISIÈME SERVANTE, a l'intérieur
II y aura de grandes fêtes! Ouvrez vite!...
LES SERVANTES
Ouvrez donc ! ouvrez donc !
LE PORTIER
Attendez ! attendez ! Je ne sais pas si je pourrai l'ouvrir... Elle ne s'ouvre jamais... Attendez qu'il fasse clair...
PREMIÈRE SERVANTE
II fait assez clair au dehors; je vois le soleil par les fentes... [374]
LE PORTIER
Voici les grandes clefs... Oh ! comme ils grincent, les verrous et les serrures... Aidez-moi! aidez-moi!...
LES SERVANTES
Nous tirons, nous tirons...
DEUXIÈME SERVANTE
Elle ne s'ouvrira pas...
PREMIÈRE SERVANTE
Ah ! ah ! Elle s'ouvre ! elle s'ouvre lentement !
LE PORTIER
Comme elle crie ! Elle éveillera tout le monde...
DEUXIÈME SERVANTE, paraissant sur le seuil
Oh ! qu'il fait déjà clair au dehors !
PREMIÈRE SERVANTE
Le soleil se lève sur la mer !
LE PORTIER
Elle est ouverte... Elle est grande ouverte!...
Toutes les servantes paraissent sur le seuil et le franchissent.
PREMIÈRE SERVANTE
Je vais d'abord laver le seuil...
DEUXIÈME SERVANTE
Nous ne pourrons jamais nettoyer tout ceci.
D'AUTRES SERVANTES
Apportez l'eau! apportez l'eau!
LE PORTIER
Oui, oui; versez l'eau, versez toute l'eau du déluge; vous n'en viendrez jamais à bout... [375]
Une forêt
On découvre Mélisande au bord d'une fontaine. -Entre Golaud.
GOLAUD
Je ne pourrai plus sortir de cette forêt. -Dieu sait jusqu'où cette bête m'a mené. Je croyais cependant l'avoir blessée à mort; et voici des traces de sang. Mais maintenant, je l'ai perdue de vue ; je crois que je me suis perdu moi-même -et mes chiens ne me retrouvent plus -je vais revenir sur mes pas... -J'entends pleurer... Oh! oh! qu'y a-t-il là au bord de l'eau?... Une petite fille qui pleure à la fontaine ! Il tousse. -Elle ne m'entend pas. Je ne vois pas son visage. Il s'approche et touche Mélisande à l'épaule. Pourquoi pleures-tu? Mélisande tressaille, se dresse et veut fuir. -N'ayez pas peur. Vous n'avez rien à craindre. Pourquoi pleurez-vous, ici, toute seule?
MÉLISANDE
Ne me touchez pas ! ne me touchez pas !
GOLAUD
N'ayez pas peur... Je ne vous ferai pas... Oh ! vous êtes belle !
MÉLISANDE
Ne me touchez pas! ou je me jette à l'eau!...
GOLAUD
Je ne vous touche pas... Voyez, je resterai ici, contre l'arbre. N'ayez pas peur. Quelqu'un vous a-t-il fait du mal?
MÉLISANDE
Oh! oui! oui, oui!...
Elle sanglote profondément.
GOLAUD
Qui est-ce qui vous a fait du mal? [377]
MÉLISANDE
Non, non ; je n'en veux plus ! Je préfère mourir tout de suite...
GOLAUD
Je pourrais la retirer facilement. L'eau n'est pas très profonde.
MÉLISANDE
Je n'en veux plus! Si vous la retirez, je me jette à sa place!...
GOLAUD
Non, non ; je la laisserai là. Elle semble très belle. -Y a-t-il longtemps que vous avez fui ?
MÉLISANDE
Oui... qui êtes-vous?
GOLAUD
Je suis le prince Golaud -le petit-fils d'Arkël, le vieux roi d'Allemonde...
MÉLISANDE
Oh ! vous avez déjà les cheveux gris...
GOLAUD
Oui; quelques-uns, ici, près des tempes...
MÉLISANDE
Et la barbe aussi... Pourquoi me regardez-vous ainsi?
GOLAUD Je regarde vos yeux. - Vous ne fermez jamais les yeux ?
MÉLISANDE
Si, si; je les ferme la nuit...
GOLAUD
Pourquoi avez-vous l'air si étonné ? [378]
MÉLISANDE
Vous êtes un géant?
GOLAUD
Je suis un homme comme les autres...
MÉLISANDE
Pourquoi êtes-vous venu ici?
GOLAUD
Je n'en sais rien moi-même. Je chassais dans la forêt. Je poursuivais un sanglier. Je me suis trompé de chemin. -Vous avez l'air très jeune. Quel âge avez-vous ?
MÉLISANDE
Je commence à avoir froid...
GOLAUD
Voulez-vous venir avec moi?
MÉLISANDE
Non, non; je reste ici...
GOLAUD
Vous ne pouvez pas rester seule. Vous ne pouvez pas rester ici toute la nuit... Comment vous nommez-vous?
MÉLISANDE
Mélisande.
GOLAUD
Vous ne pouvez pas rester ici, Mélisande. Venez avec moi...
MÉLISANDE
Je reste ici... [379]
GOLAUD
Vous aurez peur, toute seule. Toute la nuit..., ce n'est pas possible. Mélisande, venez, donnez-moi la main...
MÉLISANDE
Oh! ne me touchez pas!...
GOLAUD
Ne criez pas... Je ne vous toucherai plus. Mais venez avec moi. La nuit sera très noire et très froide. Venez avec moi...
MÉLISANDE
Où allez-vous?...
GOLAUD
Je ne sais pas... Je suis perdu aussi...
Ils sortent.
Une salle dans le château
On découvre Arkël et Geneviève.
GENEVIÈVE
Voici ce qu'il écrit à son frère Pelléas: «Un soir, je l'ai trouvée tout en pleurs au bord d'une fontaine, dans la forêt où je m'étais perdu. Je ne sais ni son âge, ni qui elle est, ni d'où elle vient et je n'ose pas l'interroger, car elle doit avoir eu une grande épouvante, et quand on lui demande ce qui lui est arrivé, elle pleure tout à coup comme un enfant et sanglote si profondément qu'on a peur. Au moment où je l'ai trouvée près des sources, une couronne d'or avait glissé de ses cheveux, et était tombée au fond de l'eau. Elle était d'ailleurs vêtue comme une princesse, bien que ses vêtements fussent déchirés par les ronces. Il y a maintenant six mois que je [380] l'ai épousée et je n'en sais pas plus qu'au jour de notre rencontre. En attendant, mon cher Pelléas, toi que j'aime plus qu'un frère, bien que nous ne soyons pas nés du même père ; en attendant, prépare mon retour... Je sais que ma mère me pardonnera volontiers. Mais j'ai peur du roi, notre vénérable aïeul, j'ai peur d'Arkël, malgré toute sa bonté, car j'ai déçu par ce mariage étrange, tous ses projets politiques, et je crains que la beauté de Mélisande n'excuse pas à ses yeux, si sages, ma folie. S'il consent néanmoins à l'accueillir comme il accueillerait sa propre fille, le troisième soir qui suivra cette lettre, allume une lampe au sommet de la tour qui regarde la mer. Je l'apercevrai du pont de notre navire; sinon j'irai plus loin et ne reviendrai plus...» Qu'en dites-vous?
ARKÉL
Je n'en dis rien. Il a fait ce qu'il devait probablement faire. Je suis très vieux et cependant je n'ai pas encore vu clair, un instant, en moi-même ; comment voulez-vous que je juge ce que d'autres ont fait? Je ne suis pas loin du tombeau et je ne parviens pas à me juger moi-même... On se trompe toujours lorsqu'on ne ferme pas les yeux pour pardonner ou pour mieux regarder en soi-même. Cela nous semble étrange ; et voilà tout. Il a passé l'âge mûr et il épouse, comme un enfant, une petite fille qu'il trouve près d'une source... Cela nous semble étrange, parce que nous ne voyons jamais que l'envers des destinées... l'envers même de la nôtre... Il avait toujours suivi mes conseils jusqu'ici; j'avais cru le rendre heureux en l'envoyant demander la main de la princesse Ursule... Il ne pouvait pas rester seul, et depuis la mort de sa femme il était triste d'être seul; et ce mariage allait mettre fin à de longues guerres et à de vieilles haines... Il ne l'a pas voulu. Qu'il en soit comme il l'a voulu : je ne me suis jamais mis en travers d'une destinée ; et il sait mieux que moi son avenir. Il n'arrive peut-être pas d'événements inutiles...
GENEVIÈVE
II a toujours été si prudent, si grave et si ferme... Si c'était Pelléas, je comprendrais... Mais lui... à son âge... Qui va-t-il introduire ici? -Une inconnue trouvée le long des routes... Depuis la mort de sa femme il ne vivait plus que pour son fils, le petit Yniold, et s'il allait se remarier, c'était parce que vous l'aviez voulu... Et maintenant... [381] une petite fille dans la forêt... Il a tout oublié... -Qu'allons-nous faire?...
Entre Pelléas.
ARKÉL
Qui est-ce qui entre là?
GENEVIÈVE
C'est Pelléas. Il a pleuré.
ARKÉL
Est-ce toi, Pelléas ? -Viens un peu plus près que je te voie dans h lumière...
PELLÉAS
Grand-père, j'ai reçu, en même temps que la lettre de mon frère, une autre lettre ; une lettre de mon ami Marcellus... Il va mourir et il m'appelle. Il voudrait me voir avant de mourir...
ARKÉL
Tu voudrais partir avant le retour de ton frère? -Ton ami est peut-être moins malade qu'il ne le croit...
PELLÉAS
Sa lettre est si triste qu'on voit la mort entre les lignes... Il dit qu'il sait exactement le jour où la fin doit venir... Il me dit que je puis arriver avant elle si je veux, mais qu'il n'y a plus de temps à perdre. Le voyage est très long et si j'attends le retour de Golaud, il sera peut-être trop tard...
ARKÉL
II faudrait attendre quelque temps cependant... Nous ne savons pas ce que ce retour nous prépare. Et d'ailleurs ton père n'est-il pas ici, au-dessus de nous, plus malade peut-être que ton ami... Pourras-tu choisir entre le père et l'ami?...
Il sert.
[382]
GENEVIÈVE
Aie soin d'allumer la lampe dès ce soir, Pelléas...
Ils sortent séparément.
Devant le château
Entrent Geneviève et Mélisande.
MÉLISANDE
II fait sombre dans les jardins. Et quelles forets, quelles forêts tout autour des palais!...
GENEVIÈVE
Oui ; cela m'étonnait aussi quand je suis arrivée, et cela étonne tout le monde. Il y a des endroits où l'on ne voit jamais le soleil. Mais l'on s'y fait si vite... Il y a longtemps... Il y a près de quarante ans que je vis ici... Regardez de l'autre côté, vous aurez la clarté de la mer...
MÉLISANDE
J'entends du bruit au-dessous de nous...
GENEVIÈVE
Oui; c'est quelqu'un qui monte vers nous... Ah! c'est Pelléas... Il semble encore fatigué de vous avoir attendue si longtemps.
MÉLISANDE
II ne nous a pas vues.
GENEVIÈVE
Je crois qu'il nous a vues, mais il ne sait ce qu'il doit faire... Pelléas, Pelléas, est-ce toi?
[383]
PELLÉAS
Oui!... Je venais du côté de la mer...
GENEVIÈVE
Nous aussi ; nous cherchions la clarté. Ici, il fait un peu plus clair qu'ailleurs; et cependant la mer est sombre.
PELLÉAS
Nous aurons une tempête cette nuit. Nous en avons souvent... et cependant la mer est si calme ce soir... On s'embarquerait sans le savoir et l'on ne reviendrait plus.
MÉLISANDE
Quelque chose sort du port...
PELLÉAS
II faut que ce soit un grand navire... Les lumières sont très hautes, nous le verrons tout à l'heure quand il entrera dans la bande de clarté...
GENEVIÈVE
Je ne sais si nous pourrons le voir... il y a une brume sur la mer...
PELLÉAS
On dirait que la brume s'élève lentement...
MÉLISANDE
Oui; j'aperçois, là-bas, une petite lumière que je n'avais pas vue...
PELLÉAS
C'est un phare ; il y en a d'autres que nous ne voyons pas encore.
MÉLISANDE
Le navire est dans la lumière... Il est déjà bien loin...
PELLÉAS
C'est un navire étranger. Il me semble plus grand que les nôtres...
[384]
MÉLISANDE
C'est le navire qui m'a menée ici!...
PELLÉAS
II s'éloigne à toutes voiles...
MÉLISANDE
C'est le navire qui m'a menée ici. Il a de grandes voiles... Je le reconnais à ses voiles...
PELLÉAS
II aura mauvaise mer cette nuit...
MÉLISANDE
Pourquoi s'en va-t-il?... On ne le voit presque plus... Il fera peut-être naufrage...
PELLÉAS
La nuit tombe très vite...
Un silence.
GENEVIÈVE
Personne ne parle plus?... Vous n'avez plus rien à vous dire?.., Il est temps de rentrer. Pelléas, montre la route à Mélisande. Il faul que j'aille voir, un instant, le petit Yniold.
Elle sort.
PELLÉAS
On ne voit plus rien sur la mer...
MÉLISANDE
Je vois d'autres lumières.
PELLÉAS
Ce sont les autres phares... Entendez-vous la mer?... C'est le ven qui s'élève... Descendons par ici. Voulez-vous me donner la maini
[385]
MÉLISANDE
Voyez, voyez, j'ai les mains pleines de fleurs et de feuillages.
PELLÉAS
Je vous soutiendrai par le bras, le chemin est escarpé et il y fait très sombre... Je pars peut-être demain...
MÉLISANDE
Oh!... pourquoi partez-vous?
Ils sortent.
[386]
Une fontaine dans le parc
Entrent Pelléas et Mélisande.
PELLÉAS
Vous ne savez pas où je vous ai menée ? -Je viens souvent m'asseoir ici, vers midi, lorsqu'il fait trop chaud dans les jardins. On étouffe, aujourd'hui, même à l'ombre des arbres.
MÉLISANDE
Oh ! l'eau est claire...
PELLÉAS
Elle est fraîche comme l'hiver. C'est une vieille fontaine abandonnée. Il paraît que c'était une fontaine miraculeuse, -elle ouvrait les yeux des aveugles. -On l'appelle encore la «fontaine des aveugles ».
MÉLISANDE
Elle n'ouvre plus les yeux?
PELLÉAS
Depuis que le roi est presque aveugle lui-même, on n'y vient plus...
MÉLISANDE
Comme on est seul ici... On n'entend rien.
PELLÉAS
II y a toujours un silence extraordinaire... On entendrait dormir l'eau... Voulez-vous vous asseoir au bord du bassin de marbre ? Il y a un tilleul que le soleil ne pénètre jamais...
[387]
MÉLISANDE
Je vais me coucher sur le marbre. -Je voudrais voir le fond de l'eau...
PELLÉAS
On ne l'a jamais vu. -Elle est peut-être aussi profonde que la mer. -On ne sait d'où elle vient. -Elle vient peut-être du centre de la terre...
MÉLISANDE
Si quelque chose brillait au fond, on le verrait peut-être...
PELLÉAS
Ne vous penchez pas ainsi...
MÉLISANDE
Je voudrais toucher l'eau...
PELLÉAS
Prenez garde de glisser... Je vais vous tenir la main...
MÉLISANDE
Non, non, je voudrais y plonger mes deux mains... on dirait que mes mains sont malades aujourd'hui...
PELLÉAS
Oh ! oh ! prenez garde ! prenez garde ! Mélisande !... Mélisande !... -Oh! votre chevelure!...
MÉLISANDE, se redressant
Je ne peux pas, je ne peux pas l'atteindre.
PELLÉAS
Vos cheveux ont plongé dans l'eau...
MÉLISANDE
Oui, oui; ils sont plus longs que mes bras... Ils sont plus longs que moi...
[388]
Un silence.
PELLÉAS
C'est au bord d'une fontaine aussi, qu'il vous a trouvée?
MÉLISANDE
Oui...
PELLÉAS
Que vous a-t-il dit?
MÉLISANDE
Rien; -je ne me rappelle plus...
PELLÉAS
Était-il tout près de vous?
MÉLISANDE
Oui ; il voulait m'embrasser...
PELLÉAS
Et vous ne vouliez pas ?
MÉLISANDE
Non.
PELLÉAS
Pourquoi ne vouliez-vous pas?
MÉLISANDE
Oh! oh! j'ai vu passer quelque chose au fond de l'eau...
PELLÉAS
Prenez garde ! prenez garde ! -Vous allez tomber ! -Avec quoi jouez-vous ?
MÉLISANDE
Avec l'anneau qu'il m'a donné...
[389]
PELLÉAS
Prenez garde; vous allez le perdre...
MÉLISANDE
Non, non, je suis sûre de mes mains...
PELLÉAS
Ne jouez pas ainsi, au-dessus d'une eau si profonde...
MÉLISANDE
Mes mains ne tremblent pas.
PELLÉAS
Comme il brille au soleil! -Ne le jetez pas si haut vers le ciel...
MÉLISANDE
Oh!...
PELLÉAS
II est tombé ?
MÉLISANDE
II est tombé dans l'eau!...
PELLÉAS
Où est-il?
MÉLISANDE
Je ne le vois pas descendre...
PELLÉAS
Je crois que je le vois briller...
MÉLISANDE
Où donc?
PELLÉAS
Là-bas,... là-bas...
[390]
MÉLISANDE
Oh ! qu'il est loin de nous !... Non, non, ce n'est pas lui... ce n'est plus lui... Il est perdu... Il n'y a plus qu'un grand cercle sur l'eau... Qu'allons-nous faire? Qu'allons-nous faire maintenant?...
PELLÉAS
II ne faut pas s'inquiéter ainsi pour une bague. Ce n'est rien... nous la retrouverons peut-être. Ou bien nous en trouverons une autre...
MÉLISANDE
Non, non; nous ne la retrouverons plus, nous n'en trouverons pas d'autres non plus-Je croyais l'avoir dans les mains cependant... J'avais déjà fermé les mains, et elle est tombée malgré tout... Je l'ai jetée trop haut, du côté du soleil...
PELLÉAS
Venez, venez, nous reviendrons un autre jour... venez, il est temps. On pourrait nous surprendre... Midi sonnait au moment où l'anneau est tombé...
MÉLISANDE
Qu'allons-nous dire à Golaud s'il demande où il est?
PELLÉAS
La vérité, la vérité, la vérité...
Ils sortent.
[391]
Un appartement dans le château
On découvre Golaud étendu sur son lit; Mélisande est à son chevet.
GOLAUD
Ah ! ah ! tout va bien, cela ne sera rien. Mais je ne puis m'expliquer comment cela s'est passé. Je chassais tranquillement dans la forêt. Mon cheval s'est emporté tout à coup, sans raison. A-t-il vu quelque chose d'extraordinaire ?... Je venais d'entendre sonner les douze coups de midi. Au douzième coup, il s'effraie subitement, et court, comme un aveugle fou, contre un arbre. Je n'ai plus rien entendu. Je ne sais plus ce qui est arrivé. Je suis tombé, et lui doit être tombé sur moi. Je croyais avoir toute la forêt sur la poitrine ; je croyais que mon cœur était écrasé. Mais mon cœur est solide. Il paraît que ce n'est rien...
MÉLISANDE
Voulez-vous boire un peu d'eau?
GOLAUD
Merci, merci ; je n'ai pas soif.
MÉLISANDE
Voulez-vous un autre oreiller?... Il y a une petite tache de sang sur celui-ci.
GOLAUD
Non, non ; ce n'est pas la peine. J'ai saigné de la bouche tout à l'heure. Je saignerai peut-être encore...
MÉLISANDE
Est-ce bien sûr?... Vous ne souffrez pas trop?
GOLAUD
Non, non, j'en ai vu bien d'autres. Je suis fait au fer et au sang... [392] Ce ne sont pas des petits os d'enfant que j'ai autour du cœur, ne t'inquiète pas...
MÉLISANDE
Fermez les yeux et tâchez de dormir. Je resterai ici toute la nuit...
GOLAUD
Non, non ; je ne veux pas que tu te fatigues ainsi. Je n'ai besoin de rien; je dormirai comme un enfant... Qu'y a-t-il, Mélisande? Pourquoi pleures-tu tout à coup ?...
MÉLISANDE,fondant en larmes
Je suis... Je suis souffrante aussi...
GOLAUD
Tu es souffrante?... Qu'as-tu donc, Mélisande?...
MÉLISANDE
Je ne sais pas... Je suis malade aussi... Je préfère vous le dire aujourd'hui ; seigneur, je ne suis pas heureuse ici...
GOLAUD
Qu'est-il donc arrivé, Mélisande? Qu'est-ce que c'est?... Moi qui ne me doutais de rien... Qu'est-il donc arrivé?... Quelqu'un t'a fait du mal?... Quelqu'un t'aurait-il offensée?
MÉLISANDE
Non, non; personne ne m'a fait le moindre mal... Ce n'est pas cela... Mais je ne puis plus vivre ici. Je ne sais pas pourquoi... Je voudrais m'en aller, m'en aller!... Je vais mourir si l'on me laisse ici...
GOLAUD
Mais il est arrivé quelque chose? Tu dois me cacher quelque chose?... Dis-moi toute la vérité, Mélisande... Est-ce le roi?... Est-ce ma mère?... Est-ce Pelléas?...
[393]
MÉLISANDE
Non, non ; ce n'est pas Pelléas. Ce n'est personne... Vous ne pouvez pas me comprendre...
GOLAUD
Pourquoi ne comprendrais-je pas?... Si tu ne me dis rien, que veux-tu que je fasse... Dis-moi tout, et je comprendrai tout.
MÉLISANDE
Je ne sais pas moi-même ce que c'est... Si je pouvais vous le dire, je vous le dirais... C'est quelque chose qui est plus fort que moi...
GOLAUD
Voyons; sois raisonnable, Mélisande. -Que veux-tu que je fasse? -Tu n'es plus une enfant. -Est-ce moi que tu voudrais quitter ?
MÉLISANDE
Oh! non, non; ce n'est pas cela... Je voudrais m'en aller avec vous... C'est ici, que je ne peux plus vivre... Je sens que je ne vivrai plus longtemps...
GOLAUD
Mais il faut une raison cependant. On va te croire folle. On va croire à des rêves d'enfant. -Voyons, est-ce Pelléas, peut-être? -Je crois qu'il ne te parle pas souvent...
MÉLISANDE
Si, si ; il me parle parfois. Il ne m'aime pas, je crois ; je l'ai vu dans ses yeux... Mais il me parle quand il me rencontre...
GOLAUD
II ne faut pas lui en vouloir. Il a toujours été ainsi. Il est un peu étrange. Et maintenant, il est triste ; il songe à son ami Marcellus, qui est sur le point de mourir et qu'il ne peut pas aller voir... Il changera, il changera, tu verras; il est jeune...
MÉLISANDE
Mais ce n'est pas cela... ce n'est pas cela...
[394]
GOLAUD
Qu'est-ce donc ? -Ne peux-tu pas te faire à la vie qu'on mène ici ? -II est vrai que ce château est très vieux et très sombre... Il est très froid et très profond. Et tous ceux qui l'habitent sont déjà vieux. Et la campagne semble bien triste aussi, avec toutes ses forets, toutes ses vieilles forêts sans lumière. Mais on peut égayer tout cela si l'on veut. Et puis, la joie, on n'en a pas tous les jours; il faut prendre les choses comme elles sont. Mais dis-moi quelque chose; n'importe quoi ; je ferai tout ce que tu voudras...
MÉLISANDE
Oui, oui; c'est vrai... on ne voit jamais le ciel clair... Je l'ai vu pour la première fois ce matin...
GOLAUD
C'est donc cela, qui te fait pleurer, ma pauvre Mélisande ? -Ce n'est donc que cela? -Tu pleures de ne pas voir le ciel? -Voyons, voyons, tu n'es plus à l'âge où l'on peut pleurer pour ces choses... Et puis l'été n'est-il pas là? Tu vas voir le ciel tous les jours. -Et puis l'année prochaine... Voyons, donne-moi ta main; donne-moi tes deux petites mains. Il lui prend les mains. Oh ! ces petites mains que je pourrais écraser comme des fleurs... -Tiens, où est l'anneau que je t'avais donné ?
MÉLISANDE
L'anneau ?
GOLAUD
Oui; la bague de nos noces, où est-elle?
MÉLISANDE
Je crois... Je crois qu'elle est tombée...
GOLAUD
Tombée ? -Où est-elle tombée ? -Tu ne l'as pas perdue ?
[395]
MÉLISANDE
Non, non ; elle est tombée... elle doit être tombée... mais je sais où elle est...
GOLAUD
Où est-elle?
MÉLISANDE
Vous savez... vous savez bien... la grotte au bord de la mer?...
GOLAUD
Oui.
MÉLISANDE
Eh bien, c'est là... Il faut que ce soit là... Oui, oui; je me rappelle... J'y suis allée ce matin, ramasser des coquillages pour le petit Yniold... Il y en a de très beaux... Elle a glissé de mon doigt... puis la mer est entrée; et j'ai dû sortir avant de l'avoir retrouvée.
GOLAUD
Es-tu sûre que ce soit là?
MÉLISANDE
Oui, oui; tout à fait sûre... Je l'ai sentie glisser... puis tout à coup, le bruit des vagues...
GOLAUD
II faut aller la chercher tout de suite.
MÉLISANDE
Maintenant? -tout de suite? -dans l'obscurité?
GOLAUD
Oui. J'aimerais mieux avoir perdu tout ce que j'ai plutôt que d'avoir perdu cette bague. Tu ne sais pas ce que c'est. Tu ne sais pas d'où elle vient. La mer sera très haute cette nuit. La mer viendra la prendre avant toi... dépêche-toi. Il faut aller la chercher tout de suite...
[396]
MÉLISANDE
Je n'ose pas... Je n'ose pas aller seule...
GOLAUD
Vas-y, vas-y avec n'importe qui. Mais il faut y aller tout de suite, entends-tu ? -Hâte-toi ; demande à Pelléas d'y aller avec toi.
MÉLISANDE
Pelléas? -Avec Pelléas? -Mais Pelléas ne voudra pas...
GOLAUD
Pelléas fera tout ce que tu lui demandes. Je connais Pelléas mieux que toi. Vas-y, vas-y, hâte-toi. Je ne dormirai pas avant d'avoir la bague.
MÉLISANDE
Je ne suis pas heureuse!...
Elle sort en pleurant.
Devant une grotte
Entrent Pelléas et Mélisande.
PELLÉAS,parlant avec une grande agitation
Oui; c'est ici, nous y sommes. Il fait si noir que l'entrée de la grotte ne se distingue pas du reste de la nuit... Il n'y a pas d'étoiles de ce côté. Attendons que la lune ait déchiré ce grand nuage ; elle éclairera toute la grotte et alors nous pourrons y entrer sans péril. Il y a des endroits dangereux et le sentier est très étroit, entre deux lacs dont on n'a pas encore trouvé le fond. Je n'ai pas songé à emporter une torche ou une lanterne, mais je pense que la clarté du ciel nous suffira. -Vous n'avez jamais pénétré dans cette grotte?
[397]
MÉLISANDE
Non...
PELLÉAS
Entrons-y... Il faut pouvoir décrire l'endroit où vous avez perdu la bague, s'il vous interroge... Elle est très grande et très belle. Il y a des stalactites qui ressemblent à des plantes et à des hommes. Elle est pleine de ténèbres bleues. On ne l'a pas encore explorée jusqu'au fond. On y a, paraît-il, caché des grands trésors. Vous y verrez les épaves d'anciens naufrages. Mais il ne faut pas s'y engager sans guide. Il en est qui ne sont jamais revenus. Moi-même je n'ose pas aller trop avant. Nous nous arrêterons au moment où nous n'apercevrons plus la clarté de la mer ou du ciel. Quand on y allume une petite lampe, on dirait que la voûte est couverte d'étoiles, comme le firmament. Ce sont, dit-on, des fragments de cristal ou de sel qui brillent ainsi dans le rocher. -Voyez, voyez, je crois que le ciel va s'ouvrir... Donnez-moi la main, ne tremblez pas, ne tremblez pas ainsi. Il n'y a pas de danger : nous nous arrêterons du moment que nous n'apercevrons plus la clarté de la mer... Est-ce le bruit de la grotte qui vous effraie ? C'est le bruit de la nuit ou le bruit du silence... Entendez-vous la mer derrière nous? -Elle ne semble pas heureuse cette nuit... Ah ! voici la clarté !
la grotte; et l'on aperçoit, à une certaine profondeur, trois vieux pauvres à cheveux blancs, assis côte à côte, se soutenant l'un l'autre, et endormis contre un quartier de roc.La lune éclaire largement l'entrée et une partie des ténèbres de
MÉLISANDE
Ah!
PELLÉAS
Qu'y a-t-il?
MÉLISANDE
II y a... Il y a...
Elle montre les trois pauvres.
[398]
PELLÉAS
Oui, oui; je les ai vus aussi...
MÉLISANDE
Allons-nous-en!... Allons-nous-en!...
PELLÉAS
Oui... Ce sont trois vieux pauvres qui se sont endormis... Une grande famine désole le pays... Pourquoi sont-ils venus dormir ici?...
MÉLISANDE
Allons-nous en!... Venez, venez... Allons-nous-en!...
PELLÉAS
Prenez garde, ne parlez pas si fort... Ne les éveillons pas... Ils dorment encore profondément... Venez.
MÉLISANDE
Laissez-moi, laissez-moi ; je préfère marcher seule...
PELLÉAS
Nous reviendrons un autre jour...
Ils sortent.
[399]
Un appartement dans le château
On découvre Arkël et Pelléas.
ARKÉL
Vous voyez que tout vous retient ici et que tout vous interdit ce voyage inutile. On vous a caché jusqu'à ce jour, l'état de votre père, mais il est peut-être sans espoir ; cela seul devrait suffire à vous arrêter sur le seuil. Mais il y a tant d'autres raisons... Et ce n'est pas à l'heure où nos ennemis se réveillent et où le peuple meurt de faim et murmure autour de nous que vous avez le droit de nous abandonner. Et pourquoi ce voyage? Marcellus est mort; et la vie a des devoirs plus graves que la visite d'un tombeau. Vous êtes las, dites-vous, de votre vie inactive ; mais si l'activité et le devoir se trouvent sur les routes, on les reconnaît rarement dans la hâte du voyage. Il vaut mieux les attendre sur le seuil et les faire entrer au moment où ils passent ; et ils passent tous les jours. Vous ne les avez jamais vus? Je n'y vois presque plus moi-même, mais je vous apprendrai à voir ; et vous les montrerai le jour où vous voudrez leur faire signe. Mais cependant, écoutez-moi : si vous croyez que c'est du fond de votre vie que ce voyage est exigé, je ne vous interdis pas de l'entreprendre, car vous devez savoir, mieux que moi, les événements que vous devez offrir à votre être ou à votre destinée. Je vous demanderais seulement d'attendre que nous sachions ce qui doit arriver avant peu...
PELLÉAS
Combien de temps faudra-t-il attendre?
ARKÉL
Quelques semaines; peut-être quelques jours...
PELLÉAS
J'attendrai...
[400]
Un appartement dans le château
On découvre Pelléas et Mélisande. Mélisande file sa quenouille au fond de la chambre.
PELLÉAS
Yniold ne revient pas ; où est-il allé ?
MÉLISANDE
II avait entendu quelque bruit dans le corridor; il est allé voir ce que c'est.
PELLÉAS
Mélisande...
MÉLISANDE
Qu'y a-t-il?
PELLÉAS
Y voyez-vous encore pour travailler?...
MÉLISANDE
Je travaille aussi bien dans l'obscurité...
PELLÉAS
Je crois que tout le monde dort déjà dans le château. Golaud ne revient pas de la chasse. Cependant il est tard... Il ne souffre plus de sa chute?...
MÉLISANDE
II a dit qu'il ne souffrait plus.
[401]
PELLÉAS
II devrait être plus prudent; il n'a plus le corps souple comme à vingt ans... Je vois les étoiles par la fenêtre et la clarté de la lune sur les arbres. Il est tard ; il ne reviendra plus. On frappe à la porte. Qui est là?... Entrez !... Le petit Yniold ouvre la porte et entre dans la chambre. C'est toi qui frappes ainsi?... Ce n'est pas ainsi qu'on frappe aux portes. C'est comme si un malheur venait d'arriver ; regarde, tu as effrayé petite-mère.
LE PETIT YNIOLD
Je n'ai frappé qu'un tout petit coup...
PELLÉAS
II est tard; petit-père ne reviendra plus ce soir; il est temps de t'aller coucher.
LE PETIT YNIOLD
Je n'irai pas me coucher avant vous.
PELLÉAS
Quoi?... Qu'est-ce que tu dis là?
LE PETIT YNIOLD
Je dis... pas avant vous... pas avant vous...
Il éclate en sanglots et va se réfugier près de Mélisande.
MÉLISANDE
Qu'y a-t-il, Yniold ? Qu'y a-t-il ?... pourquoi pleures-tu tout à coup ?
YNIOLD, sanglotant
Parce que... Oh! oh! parce que...
MÉLISANDE
Pourquoi?... Pourquoi?... dis-le moi...
YNIOLD
Petite-mère... petite-mère... vous allez partir...
[402]
MÉLISANDE
Mais qu'est-ce qui te prend, Yniold?... Je n'ai jamais songé à partir.
YNIOLD
Si, si; petit-père est parti... petit-père ne revient pas, et vous allez partir aussi... Je l'ai vu... je l'ai vu...
MÉLISANDE
Mais il n'a jamais été question de cela, Yniold... À quoi donc as-tu vu que j'allais partir?
YNIOLD
Je l'ai vu... je l'ai vu... Vous avez dit à mon oncle des choses que je ne pouvais pas entendre...
PELLÉAS
II a sommeil... il a rêvé... Viens ici, Yniold; tu dors déjà?... Viens donc voir à la fenêtre; les cygnes se battent contre les chiens...
YNIOLD, a la fenêtre
Oh ! oh ! Ils les chassent les chiens !... Ils les chassent!... Oh ! oh! l'eau!... les ailes!... les ailes!... Ils ont peur...
PELLÉAS, revenant près de Mélisande
II a sommeil ; il lutte contre le sommeil et ses yeux se ferment...
MÉLISANDE, chantant à mi-voix en filant
Saint Daniel et Saint Michel...
Saint Michel et Saint Raphaël...
YNIOLD, a la fenêtre
Oh! oh! petite-mère!...
MÉLISANDE,se levant brusquement
Qu'y a-t-il, Yniold?... Qu'y a-t-il?...
[403]
YNIOLD
J'ai vu quelque chose à la fenêtre...
PELLÉAS
Mais il n'y a rien. Je ne vois rien...
MÉLISANDE
Moi non plus...
PELLÉAS
Où as-tu vu quelque chose? De quel côté?...
YNIOLD
Là-bas, là-bas!... Elle n'y est plus...
PELLÉAS
II ne sait plus ce qu'il dit. Il aura vu la clarté de la lune sur la forêt. Il y a souvent d'étranges reflets... ou bien quelque chose aura passé sur la route... ou dans son sommeil. Car voyez, voyez, je crois qu'il s'endort tout à fait...
YNIOLD, a la fenêtre
Petit-père est là ! petit-père est là !
PELLÉAS, allant à la fenêtre
II a raison ; Golaud entre dans la cour...
YNIOLD
Petit-père !... petit-père !... Je vais à sa rencontre !...
Il sort en courant. - Un silence.
PELLÉAS
Ils montent l'escalier...
Entrent Golaud et le petit Yniold qui porte une lampe.
GOLAUD
Vous attendez encore dans l'obscurité?
[404]
YNIOLD
J'ai apporté une lumière, petite-mère, une grande lumière!... Il élève la lampe et regarde Mélisande. Tu as pleuré petite-mère? Tu as pleuré?... Il élève la lampe vers Pelléas et le regarde à son tour. Vous aussi, vous avez pleuré?... Petit-père, regarde, petit-père; ils ont pleuré tous les deux...
GOLAUD
Ne leur mets pas ainsi la lumière sous les yeux...
Une des tours du château. -Un chemin de ronde passe sous une fenêtre de la tour
MÉLISANDE, a la fenêtre, pendant qu'elle peigne ses cheveux dénoués
Les trois sœurs aveugles,
(Espérons encore).
Les trois soeurs aveugles,
Ont leurs lampes d'or.
Montent à la tour,
(Elles, vous et nous).
Montent à la tour,
Attendent sept jours.
Ah ! dit la première,
Espérons encore,
Ah ! dit la première,
J'entends nos lumières.
Ah ! dit la seconde,
(Elles, vous et nous).
Ah ! dit la seconde,
C'est le roi qui monte.
Non, dit la plus sainte,
(Espérons encore). [405]
Non, dit la plus sainte,
Elles se sont éteintes...
Entre Pelléas par le chemin de ronde.
PELLÉAS
Holà! Holà! ho!
MÉLISANDE
Qui est là?
PELLÉAS
Moi, moi et moi !... Que fais-tu là à la fenêtre en chantant comme un oiseau qui n'est pas d'ici?
MÉLISANDE
J'arrange mes cheveux pour la nuit...
PELLÉAS
C'est là ce que je vois sur le mur?... Je croyais que c'était un rayon de lumière...
MÉLISANDE
J'ai ouvert la fenêtre ; la nuit me semblait belle...
PELLÉAS
II y a d'innombrables étoiles ; je n'en ai jamais autant vu que ce soir;... mais la lune est encore sur la mer... Ne reste pas dans l'ombre, Mélisande, penche-toi un peu, que je voie tes cheveux dénoués.
Mélisande se penche à la fenêtre.
PELLÉAS
Oh! Mélisande!... oh! tu es belle!... tu es belle ainsi!... penche-toi! penche-toi!... laisse-moi venir plus près de toi...
MÉLISANDE
Je ne puis pas venir plus près... je me penche tant que je peux...
[406]
PELLÉAS
Je ne puis monter plus haut... donne-moi du moins ta main ce soir... avant que je m'en aille... Je pars demain...
MÉLISANDE
Non, non, non...
PELLÉAS
Si, si; je pars, je partirai demain... donne-moi la main, ta petite main sur les lèvres...
MÉLISANDE
Je ne te donne pas ma main si tu pars...
PELLÉAS
Donne, donne...
MÉLISANDE
Tu ne partiras pas?... Je vois une rosé dans les ténèbres...
PELLÉAS
Où donc?... Je ne vois que les branches du saule qui dépassent le mur...
MÉLISANDE
Plus bas, plus bas, dans le jardin ; là-bas, dans le vert sombre.
PELLÉAS
Ce n'est pas une rosé... J'irai voir tout à l'heure, mais donne-moi ta main d'abord; d'abord ta main...
MÉLISANDE
Voilà, voilà;... je ne puis me pencher davantage...
PELLÉAS
Mes lèvres ne peuvent pas atteindre ta main...
[407]
MÉLISANDE
Je ne puis pas me pencher davantage... Je suis sur le point de tomber... -Oh! oh! mes cheveux descendent de la tour!...
Sa chevelure se révulse tout à coup, tandis qu'elle se penche ainsi et inonde Pelléas.
PELLÉAS
Oh! oh! qu'est-ce que c'est?... Tes cheveux, tes cheveux descendent vers moi!... Toute ta chevelure, Mélisande, toute ta chevelure est tombée de la tour!... Je la tiens dans les mains, je la touche des lèvres... Je la tiens dans les bras, je la mets autour de mon cou... Je n'ouvrirai plus les mains cette nuit...
MÉLISANDE
Laisse-moi! laisse-moi!... Tu vas me faire tomber!...
PELLÉAS
Non, non, non... Je n'ai jamais vu de cheveux comme les tiens, Mélisande!... Vois, vois; ils viennent de si haut et m'inondent jusqu'au cœur... Ils sont tièdes et doux comme s'ils tombaient du ciel!... Je ne vois plus le ciel à travers tes cheveux et leur belle lumière me cache sa lumière !... Regarde, regarde donc, mes mains ne peuvent plus les contenir... Ils me fuient, ils me fuient jusqu'aux branches du saule... Ils s'échappent de toutes parts... Ils tressaillent, ils s'agitent, ils palpitent dans mes mains comme des oiseaux d'or; et ils m'aiment, ils m'aiment mille fois mieux que toi!...
MÉLISANDE
Laisse-moi, laisse-moi... quelqu'un pourrait venir...
PELLÉAS
Non, non, non ; je ne te délivre pas cette nuit... Tu es ma prisonnière cette nuit; toute la nuit, toute la nuit...
MÉLISANDE
Pelléas! Pelléas!...
[408]
PELLÉAS
Tu ne t'en iras plus... Je t'embrasse tout entière en baisant tes cheveux, et je ne souffre plus au milieu de leurs flammes... Entends-tu mes baisers?... Ils s'élèvent le long des mille mailles d'or... Il faut que chacune d'elles t'en apporte un millier ; et en retienne autant pour t'embrasser encore quand je n'y serai plus... Tu vois, tu vois, je puis ouvrir les mains... Tu vois, j'ai les mains libres et tu ne peux m'abandonner...
Des colombes sortent de la tour et volent autour d'eux dans la nuit.
MÉLISANDE
Qu'y a-t-il, Pelléas? -Qu'est-ce qui vole autour de moi?
PELLÉAS
Ce sont les colombes qui sortent de la tour... Je les ai effrayées; elles s'envolent...
MÉLISANDE
Ce sont mes colombes, Pelléas. -Allons-nous-en, laisse-moi ; elles ne reviendraient plus...
PELLÉAS
Pourquoi ne reviendraient-elles plus?
MÉLISANDE
Elles se perdront dans l'obscurité... Laisse-moi relever la tête... J'entends un bruit de pas... Laisse-moi! -C'est Golaud!... Je crois que c'est Golaud!... Il nous a entendus...
PELLÉAS
Attends! Attends!... Tes cheveux sont mêlés aux branches... Attends, attends!... Il fait noir...
Entre Golaud par le chemin de ronde.
GOLAUD
Que faites-vous ici?
[409]
PELLÉAS
Ce que je fais ici?... Je...
GOLAUD
Vous êtes des enfants... Mélisande, ne te penche pas ainsi à la fenêtre, tu vas tomber... Vous ne savez pas qu'il est tard? -II est près de minuit. -Ne jouez pas ainsi dans l'obscurité. -Vous êtes des enfants... Riant nerveusement. Quels enfants!... Quels enfants!...
Il sort avec Pelléas.
Les souterrains du château
Entrent Golaud et Pelléas.
GOLAUD
Prenez garde : par ici, par ici. -Vous n'avez jamais pénétré dans ces souterrains?
PELLÉAS
Si, une fois, dans le temps; mais il y a longtemps...
GOLAUD
Ds sont prodigieusement grands ; c'est une suite de grottes énormes qui aboutissent, Dieu sait où. Tout le château est bâti sur ces grottes. Sentez-vous l'odeur mortelle qui règne ici? -C'est ce que je voulais vous faire remarquer. Selon moi, elle provient du petit lac souterrain que je vais vous faire voir. Prenez garde ; marchez devant moi, dans h clarté de ma lanterne. Je vous avertirai lorsque nous y serons. Us continuent à marcher en silence. Hé ! Hé ! Pelléas ! arrêtez 1 arrêtez ! -II le saisit par le bras. Pour Dieu!... Mais ne voyez-vous pas? -Un pas de plus et vous étiez dans le gouffre!...
[410]
PELLÉAS
Mais je n'y voyais pas!... La lanterne ne m'éclairait plus...
GOLAUD
J'ai fait un faux pas... mais si je ne vous avais pas retenu par 1< bras... Eh bien, voici l'eau stagnante dont je vous parlais... Sentez vous l'odeur de mort qui monte? -Allons jusqu'au bout de c< rocher qui surplombe et penchez-vous un peu. Elle viendra voui frapper au visage.
PELLÉAS
Je la sens déjà... On dirait une odeur de tombeau.
GOLAUD
Plus loin, plus loin... C'est elle qui, certains jours, empoisonne k château. Le roi ne veut pas croire qu'elle vient d'ici. -II faudrail faire murer la grotte où se trouve cette eau morte. Il serait temps d'ailleurs d'examiner ces souterrains. Avez-vous remarqué ces lézardes dans les murs et les piliers des voûtes? -II y a ici un travail caché qu'on ne soupçonne pas; et tout le château s'engloutira une de ces nuits, si l'on n'y prend pas garde. Mais que voulez-vous? personne n'aime à descendre jusqu'ici... Il y a d'étranges lézardes dans bien des murs... Oh ! voici... sentez-vous l'odeur de mort qui s'élève?
PELLÉAS
Oui, il y a une odeur de mort qui monte autour de nous...
GOLAUD
Penchez-vous; n'ayez pas peur... Je vous tiendrai... donnez-moi... non, non, pas la main... elle pourrait glisser... le bras, le bras... Voyez-vous le gouffre? Troublé. -Pelléas? Pelléas?...
PELLÉAS
Oui; je crois que je vois le fond du gouffre... Est-ce la lumière qui tremble ainsi ?... Vous...
Il se redresse, se retourne et regarde Golaud.
[411]
GOLAUD, d'une voix tremblante
Oui; c'est la lanterne... Voyez, je l'agitais pour éclairer les parois...
PELLÉAS
J'étouffe ici... sortons...
GOLAUD
Oui, sortons...
Ils sortent en silence.
Une terrasse au sortir des souterrains
Entrent Golaud et Pelléas.
PELLÉAS
Ah! Je respire enfin!... J'ai cru, un instant, que j'allais me trouver mal dans ces énormes grottes ; et je fus sur le point de tomber... Il y a là un air humide et lourd comme une rosée de plomb, et des ténèbres épaisses comme une pâte empoisonnée... Et maintenant, tout l'air de toute la mer!... Il y a un vent frais, voyez, frais comme une feuille qui vient de s'ouvrir, sur les petites lames vertes... Tiens ! on vient d'arroser les fleurs au pied de la terrasse, et l'odeur de la verdure et des rosés mouillées s'élève jusqu'à nous... Il doit être près de midi, elles sont déjà dans l'ombre de la tour... Il est midi; j'entends sonner les cloches et les enfants descendent sur la plage pour se baigner... Je ne savais pas que nous fussions restés si longtemps dans les caves...
GOLAUD
Nous y sommes descendus vers onze heures...
[412]
PELLÉAS
Plus tôt, il devait être plus tôt; j'ai entendu sonner la demie de dix heures.
GOLAUD
Dix heures et demie ou onze heures moins le quart...
PELLÉAS
On a ouvert toutes les fenêtres du château. Il fera extraordinairement chaud cet après-midi... Tiens, voilà notre mère et Mélisande à une fenêtre de la tour...
GOLAUD
Oui ; elles se sont réfugiées du côté de l'ombre. -À propos de Mélisande, j'ai entendu ce qui s'est passé et ce qui s'est dit hier au soir. Je le sais bien, ce sont là jeux d'enfants ; mais il ne faut pas qu'ils se renouvellent. Mélisande est très jeune et très impressionnable, et il faut qu'on la ménage d'autant plus qu'elle est peut-être enceinte en ce moment... Elle est très délicate, à peine femme; et la moindre émotion pourrait amener un malheur. Ce n'est pas la première fois que je remarque qu'il pourrait y avoir quelque chose entre vous... vous êtes plus âgé qu'elle ; il suffira de vous l'avoir dit... Évitez-la autant que possible, mais sans affectation d'ailleurs; sans affectation... -Qu'est-ce que je vois là sur la route du côté de la forêt?...
PELLÉAS
Ce sont des troupeaux qu'on mène vers la ville...
GOLAUD
Ils pleurent comme des enfants perdus; on dirait qu'ils sentent déjà le boucher. -Quelle belle journée ! Quelle admirable journée pour la moisson!...
Ils sortent.
[413]
Devant le château
Entrent Golaud et petit Yniold.
GOLAUD
Viens, asseyons-nous ici, Yniold ; viens sur mes genoux : nous verrons d'ici ce qui se passe dans la forêt. Je ne te vois plus du tout depuis quelque temps. Tu m'abandonnes aussi ; tu es toujours chez petite-mère... Tiens, nous sommes tout juste assis sous les fenêtres de petite-mère. -Elle fait peut-être sa prière du soir en ce moment... Mais dis-moi, Yniold, elle est souvent avec ton oncle Pelléas, n'est-ce pas?
YNIOLD
Oui, oui, toujours, petit-père; quand vous n'êtes pas là, petit-père...
GOLAUD
Ah ! -Quelqu'un passe avec une lanterne dans le jardin. -Mais on m'a dit qu'ils ne s'aimaient pas... Il paraît qu'ils se querellent souvent... non? Est-ce vrai?
YNIOLD
Oui, c'est vrai.
GOLAUD
Oui ? -Ah ! ah ! - Mais à propos de quoi se querellent-ils ?
YNIOLD
À propos de la porte.
GOLAUD
Comment? à propos de la porte? -Qu'est-ce que tu racontes là? -Mais voyons, explique-toi ; pourquoi se querellent-ils à propos de la porte ?
[414]
YNIOLD
Parce qu'on ne veut pas qu'elle soit ouverte.
GOLAUD
Qui ne veut pas qu'elle soit ouverte? -Voyons, pourquoi se querellent-ils ?
YNIOLD
Je ne sais pas, petit-père, à propos de la lumière.
GOLAUD
Je ne te parle pas de la lumière : nous en parlerons tout à l'heure. Je te parle de la porte. Réponds à ce que je te demande ; tu dois apprendre à parler; il est temps... Ne mets pas ainsi la main dans la bouche... voyons...
YNIOLD
Petit-père! petit-père!... Je ne le ferai plus...
Il pleure.
GOLAUD
Voyons; pourquoi pleures-tu? Qu'est-il arrivé?
YNIOLD
Oh ! oh ! petit-père, vous m'avez fait mal...
GOLAUD
Je t'ai fait mal? -Où t'ai-je fait mal? C'est sans le vouloir.
YNIOLD
Ici, à mon petit bras...
GOLAUD
C'est sans le vouloir; voyons, ne pleure plus, je te donnerai quelque chose demain...
YNIOLD
Quoi, petit-père?
[415]
GOLAUD
Un carquois et des flèches ; mais dis-moi ce que tu sais au sujet de la porte.
YNIOLD
De grandes flèches?
GOLAUD
Oui, oui ; de très grandes flèches. -Mais pourquoi ne veulent-ils pas que la porte soit ouverte ? - Voyons, réponds-moi à la fin ! -non, non ; n'ouvre pas la bouche pour pleurer. Je ne suis pas fâché. Nous allons causer tranquillement comme Pelléas et petite-mère quand ils sont ensemble. De quoi parlent-ils quand ils sont ensemble ?
YNIOLD
Pelléas et petite-mère?
GOLAUD
Oui; de quoi parlent-ils?
YNIOLD
De moi ; toujours de moi.
GOLAUD
Et que disent-ils de toi ?
YNIOLD
Ils disent que je serai très grand.
GOLAUD
Ah ! misère de ma vie !... je suis ici comme un aveugle qui cherche son trésor au fond de l'océan !... Je suis ici comme un nouveau-né perdu dans la forêt et vous... Mais voyons, Yniold, j'étais distrait; nous allons causer sérieusement. Pelléas et petite-mère ne parlent-ils jamais de moi quand je ne suis pas là?...
[416]
YNIOLD
Si, si, petit-père ; ils parlent toujours de vous.
GOLAUD
Ah!... Et que disent-ils de moi?
YNIOLD
Ils disent que je deviendrai aussi grand que vous.
GOLAUD
Tu es toujours près d'eux?
YNIOLD
Oui; oui; toujours, toujours, petit-père.
GOLAUD
Ils ne te disent jamais d'aller jouer ailleurs?
YNIOLD
Non, petit-père ; ils ont peur quand je ne suis pas là.
GOLAUD
Ils ont peur?... à quoi vois-tu qu'ils ont peur?
YNIOLD
Petite-mère qui dit toujours : ne t'en va pas, ne t'en va pas... Ils sont malheureux, mais ils rient...
GOLAUD
Mais cela ne prouve pas qu'ils aient peur.
YNIOLD
Si, si, petit-père ; elle a peur...
GOLAUD
Pourquoi dis-tu qu'elle a peur...
YNIOLD
Ils pleurent toujours dans l'obscurité. i
[417]
GOLAUD
Ah! ah!...
YNIOLD
Cela fait pleurer aussi...
GOLAUD
Oui, oui...
YNIOLD
Elle est pâle, petit-père.
GOLAUD
Ah! ah!... patience, mon Dieu, patience...
YNIOLD
Quoi, petit-père?
GOLAUD
Rien, rien, mon enfant. -J'ai vu passer un loup dans la forêt. -Alors ils s'entendent bien ? -Je suis heureux d'apprendre qu'ils sont d'accord. -Ils s'embrassent quelquefois ? -Non ?
YNIOLD
Ils s'embrassent, petit-père ? -Non, non. -Ah ! si, petit-père, si, si; une fois... une fois qu'il pleuvait...
GOLAUD
Ils se sont embrassés? -Mais comment, comment se sont-ils embrassés ?
YNIOLD
Comme ça, petit-père, comme ça !... U lui donne un baiser sur la bouche, riant. Ah! ah! votre barbe, petit-père!... Elle pique! Elle devient toute grise, petit-père, et vos cheveux aussi; tout gris, tout gris... La fenêtre sous laquelle ils sont assis, s'éclaire en ce moment, et sa clarté vient tomber sur eux. Ah ! ah ! petite-mère a allumé sa lampe. Il fait clair, petit-père ; il fait clair.
[418]
GOLAUD
Oui, il commence à faire clair...
YNIOLD
Allons-y aussi, petit-père...
GOLAUD
Où veux-tu aller ?
YNIOLD
Où il fait clair, petit-père.
GOLAUD
Non, non, mon enfant: restons encore dans l'ombre... on ne sait pas, on ne sait pas encore... Vois-tu là-bas ces pauvres qui essaient d'allumer un petit feu dans la forêt? -II a plu. Et de l'autre côté, vois-tu le vieux jardinier qui essaie de soulever cet arbre que le vent a jeté en travers du chemin ? -II ne peut pas ; l'arbre est trop grand; l'arbre est trop lourd, et il restera du côté où il est tombé. Il n'y a rien à faire à tout cela... Je crois que Pelléas est fou...
YNIOLD
Non, petit-père, il n'est pas fou, mais il est très bon.
GOLAUD
Veux-tu voir petite-mère ?
YNIOLD
Oui, oui ; je veux la voir !
GOLAUD
Ne fais pas de bruit; je vais te hisser jusqu'à la fenêtre. Elle est trop haute pour moi, bien que je sois si grand... Il soulève l'enfant. Ne fais pas le moindre bruit; petite-mère aurait terriblement peur... La vois-tu? -Est-elle dans la chambre?
YNIOLD
Oui... Oh! il fait clair?
[419]
GOLAUD
Elle est seule ?
YNIOLD
Oui... non, non ; mon oncle Pelléas y est aussi.
GOLAUD
II!...
YMIOLD
Ah! ah! petit-père! vous m'avez fait mal!...
GOLAUD
Ce n'est rien; tais-toi; je ne le ferai plus; regarde, regarde, Yniold!... J'ai trébuché; parle plus bas. Que font-ils?
YNIOLD
Ils ne font rien, petit-père ; ils attendent quelque chose.
GOLAUD
Sont-ils près l'un de l'autre?
YNIOLD
Non, petit-père.
GOLAUD
Et... et le lit? sont-ils près du lit?
YNIOLD
Le lit, petit-père ? -Je ne vois pas le lit.
GOLAUD
Plus bas, plus bas; ils t'entendraient. Est-ce qu'ils parlent?
YNIOLD
Non, petit-père ; ils ne parlent pas.
GOLAUD
Mais que font-ils? -II faut qu'ils fassent quelque chose...
[420]
YNIOLD
Ils regardent la lumière.
GOLAUD
Tous les deux?
YNIOLD
Oui, petit-père.
GOLAUD
Ils ne disent rien?
YNIOLD
Non, petit-père ; ils ne ferment pas les yeux.
GOLAUD
Ils ne s'approchent pas l'un de l'autre?
YNIOLD
Non, petit-père ; ils ne bougent pas.
GOLAUD
Ils sont assis?
YNIOLD
Non, petit-père ; ils sont debout contre le mur.
GOLAUD
Ils ne font pas de gestes ? -Ils ne se regardent pas ? -Ils ne font pas de signes?...
YNIOLD
Non, petit-père. -Oh ! oh ! petit-père, ils ne ferment jamais les yeux... J'ai terriblement peur...
GOLAUD
Tais-toi. Ils ne bougent pas encore ?
[421]
YNIOLD
Non, petit-père -j'ai peur, petit-père, laissez-moi descendre !
GOLAUD
De quoi donc as-tu peur? -Regarde! regarde!...
YNIOLD
Je n'ose plus regarder, petit-père!... Laissez-moi descendre!...
GOLAUD
Regarde ! regarde !
YNIOLD
Oh ! oh ! je vais crier, petit-père ! -Laissez-moi descendre ! laissez-moi descendre!...
GOLAUD
Viens ; nous allons voir ce qui est arrivé.
Ils sortent.
[422]
Un corridor dans le château
Entrent et se rencontrent Pelléas et Mélisande.
PELLÉAS
Où vas-tu ? Il faut que je te parle ce soir. Te verrai-je ?
MÉLISANDE
Oui.
PELLÉAS
Je sors de la chambre de mon père. Il va mieux. Le médecin nous a dit qu'il était sauvé... Ce matin cependant j'avais le pressentiment que cette journée finirait mal. J'ai depuis quelque temps un bruit de malheur dans les oreilles... Puis, il y eut tout à coup un grand revirement; aujourd'hui, ce n'est plus qu'une question de temps. On a ouvert toutes les fenêtres de sa chambre. Il parle ; il semble heureux. Il ne parle pas encore comme un homme ordinaire, mais déjà ses idées ne viennent plus toutes de l'autre monde... Il m'a reconnu. Il m'a pris la main, et il m'a dit de cet air étrange qu'il a depuis qu'il est malade: «Est-ce toi, Pelléas? Tiens, tiens, je ne l'avais jamais remarqué, mais tu as le visage grave et amical de ceux qui ne vivront pas longtemps... Il faut voyager; il faut voyager... » C'est étrange; je vais lui obéir... Ma mère l'écoutait et pleurait de joie. -Tu ne t'en es pas aperçue ? -Toute la maison semble déjà revivre, on entend respirer, on entend parler, on entend marcher... Écoute; j'entends parler derrière cette porte. Vite, vite, réponds vite, où te verrai-je ?
MÉLISANDE
Où veux-tu ?
[423]
PELLÉAS
Dans le parc, près de la fontaine des aveugles ? -Veux-tu ? -Viendras-tu?
MÉLISANDE
Oui.
PELLÉAS
Ce sera le dernier soir ; -je vais voyager comme mon père l'a dit. Tu ne me verras plus...
MÉLISANDE
Ne dis pas cela, Pelléas... Je te verrai toujours; je te regarderai toujours.
PELLÉAS
Tu auras beau regarder... je serai si loin que tu ne pourras plus me voir... Je vais tâcher d'aller très loin... Je suis plein de joie et l'on dirait que j'ai tout le poids du ciel et de la terre sur le corps.
MÉLISANDE
Qu'est-il arrivé, Pelléas? -Je ne comprends plus ce que tu dis...
PELLÉAS
Va-t'en, va-t'en, séparons-nous. J'entends parler derrière cette porte... Ce sont les étrangers qui sont arrivés au château ce matin... Ils vont sortir... Allons-nous-en ; ce sont les étrangers...
Ils sortent séparément.
[424]
Un appartement dans le château
On découvre Arkël et Mélisande.
ARKÉL
Maintenant que le père de Pelléas est sauvé, et que la maladie, la vieille servante de la mort, a quitté le château, un peu de joie et un peu de soleil vont enfin rentrer dans la maison... Il était temps! -Car depuis ta venue, on n'a vécu ici qu'en chuchotant autour d'une chambre fermée... Et vraiment, j'avais pitié de toi, Mélisande... Tu arrivais ici, toute joyeuse, comme un enfant à la recherche d'une fête, et au moment où tu entrais dans le vestibule, je t'ai vue changer de visage, et probablement d'âme, comme on change de visage, malgré soi, lorsqu'on entre à midi, dans une grotte trop sombre et trop froide... Et depuis, à cause de tout cela, souvent, je ne te comprenais plus... Je t'observais, tu étais là, insouciante peut-être, mais avec l'air étrange et égaré de quelqu'un qui attendrait toujours un grand malheur, au soleil, dans un beau jardin... Je ne puis pas expliquer... Mais j'étais triste de te voir ainsi; car tu es trop jeune et trop belle pour vivre déjà, jour et nuit, sous l'haleine de la mort... Mais à présent tout cela va changer. A mon âge -et c'est peut-être là le fruit le plus sûr de ma vie -, à mon âge, j'ai acquis je ne sais quelle foi à la fidélité des événements, et j'ai toujours vu que tout être jeune et beau, créait autour de lui des événements jeunes, beaux et heureux... Et c'est toi, maintenant, qui va ouvrir la porte à l'ère nouvelle que j'entrevois... Viens ici; pourquoi restes-tu là sans répondre et sans lever les yeux ? -Je ne t'ai embrassée qu'une seule fois jusqu'ici, le jour de ta venue; et cependant, les vieillards ont besoin de toucher quelquefois de leurs lèvres, le front d'une femme ou la joue d'un enfant, pour croire encore à la fraîcheur de la vie et éloigner un moment les menaces de la mort. As-tu peur de mes vieilles lèvres? Comme j'avais pitié de toi ces mois-ci!...
MÉLISANDE
Grand-père, je n'étais pas malheureuse...
[425]
ARKÉL
Peut-être étais-tu de celles qui sont malheureuses sans le savoir... Laisse-moi te regarder ainsi, de tout près, un moment... on a un tel besoin de beauté aux côtés de la mort...
Entre Golaud.
GOLAUD
Pelléas part ce soir.
ARKÉL
Tu as du sang sur le front. -Qu'as-tu fait?
GOLAUD
Rien, rien... j'ai passé au travers d'une haie d'épines.
MÉLISANDE
Baissez un peu la tête, seigneur... Je vais essuyer votre front...
GOLAUD, la repoussant
Je ne veux pas que tu me touches, entends-tu ? Va-t'en, va-t'en ! -Je ne te parle pas. -Où est mon épée? -Je venais chercher mon épée...
MÉLISANDE
Ici; sur le prie-Dieu.
GOLAUD
Apporte-la. -A Arkël. On vient encore de trouver un paysan mort de faim, le long de la mer. On dirait qu'ils tiennent tous à mourir sous nos yeux. -A Mélisande. Eh bien, mon épée ? -Pourquoi tremblez-vous ainsi ? -Je ne vais pas vous tuer. Je voulais simplement examiner la lame. Je n'emploie pas l'épée à ces usages. Pourquoi m'examinez-vous comme un pauvre? -Je ne viens pas vous demander l'aumône. Vous espérez voir quelque chose dans mes yeux, sans que je voie quelque chose dans les vôtres ? -Croyez-vous que je sache quelque chose ? -A Arkël. Voyez-vous ces grands yeux ? -On dirait qu'ils sont fiers d'être purs... Voudriez-vous me dire ce que vous y voyez?...
[426]
ARKÉL
Je n'y vois qu'une grande innocence...
GOLAUD
Une grande innocence !... Ils sont plus grands que l'innocence l... Ils sont plus purs que les yeux d'un agneau... Ils donneraient à Dieu des leçons d'innocence! Une grande innocence! Écoutez: j'en suis si près que je sens la fraîcheur de leurs cils quand ils clignent ; et cependant, je suis moins loin des grands secrets de l'autre monde que du plus petit secret de ces yeux!... Une grande innocence!... Plus que de l'innocence. On dirait que les anges du ciel s'y baignent tout le jour dans l'eau claire des montagnes!... Je les connais ces yeux ! Je les ai vus à l'oeuvre ! Fermez-les ! fermez-les ! ou je vais les fermer pour longtemps!... -Ne mettez pas ainsi la main droite à la gorge; je dis une chose très simple... Je n'ai pas d'arrière-pensée... Si j'avais une arrière-pensée, pourquoi ne la dirais-je pas? Ah! ah ! - ne tâchez pas de fuir ! -Ici ! - Donnez-moi cette main ! -Ah ! vos mains sont trop chaudes... Allez-vous-en ! Votre chair me dégoûte!... Ici! -II ne s'agit plus de fuir à présent! -II la saisit par les cheveux. - Vous allez me suivre à genoux ! -A genoux ! - A genoux devant moi ! -Ah ! ah ! vos longs cheveux servent enfin à quelque chose !... À droite et puis à gauche ! -À gauche et puis à droite ! -Absalon ! Absalon ! -En avant ! en arrière ! Jusqu'à terre ! jusqu'à terre!... Vous voyez, vous voyez; je ris déjà comme un vieillard...
ARKÉL,accourant
Golaud!...
GOLAUD, affectant un calme soudain
Vous ferez comme il vous plaira, voyez-vous. -Je n'attache aucune importance à cela. -Je suis trop vieux ; et puis, je ne suis pas un espion. J'attendrai le hasard; et alors... Oh! alors!... simplement parce que c'est l'usage ; simplement parce que c'est l'usage...
Il sort.
ARKÉL
Qu'a-t-il donc ? -II est ivre ?
[427]
MÉLISANDE,en larmes
Non, non; mais il ne m'aime plus... Je ne suis pas heureuse!... Je ne suis pas heureuse!...
ARKÉL
Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des hommes...
Une terrasse du château
On découvre le petit Yniold qui cherche à soulever un quartier de roc.
LE PETIT YNIOLD
Oh! cette pierre est lourde !... Elle est plus lourde que moi... Elle est plus lourde que tout... Je vois ma balle d'or entre le roc et cette méchante pierre, et ne puis pas l'atteindre... Mon petit bras n'est pas assez long... et cette pierre ne peut pas être soulevée... Je ne puis pas la soulever... et personne ne pourra la soulever... Elle est plus lourde que toute la maison... on dirait qu'elle a des racines dans la terre... On entend au loin les bêlements d'un troupeau. -Oh! oh! j'entends pleurer les moutons... Il va voir au bord de la terrasse. Tiens ! il n'y a plus de soleil... Ils arrivent, les petits moutons; ils arrivent... Il y en a!... Il y en a!... Ils ont peur du noir... Ils se pressent!... Ils ne peuvent presque plus marcher... Ils pleurent! ils pleurent! et ils vont vite !... Ils sont déjà au grand carrefour. Ah ! ah ! Ils ne savent plus par où ils doivent aller... Ils ne pleurent plus... Ils attendent... D y en a qui voudraient prendre à droite... Ils voudraient tous aller à droite... Ils ne peuvent pas!... Le berger leur jette de la terre... Ah 1 ah ! Ils vont passer par ici... Ils obéissent! Ils obéissent! Ils vont passer sous la terrasse... Ils vont passer sous les rochers... Je vais les voir de près... Oh! oh! comme il y en a!... il y en a!... Toute la route en est pleine... Maintenant ils se taisent tous... Berger! Ber-ger! pourquoi ne parlent-ils plus?
[428]
LE BERGER, qu 'on ne voit pas
Parce que ce n'est pas le chemin de l'étable...
YNIOLD
Où vont-ils ? -Berger ! berger ! -où vont-ils ? -II ne m'entend plus. Ils sont déjà trop loin... Ils vont vite... Ils ne font plus de bruit-Ce n'est plus le chemin de l'étable... Où vont-ils dormir cette nuit? -Oh ! oh ! -II fait trop noir... Je vais dire quelque chose à quel-qu'un...
Il sort.
Une fontaine dans le parc
Entre Pelléas.
PELLÉAS
C'est le dernier soir... le dernier soir... Il faut que tout finisse... J'ai joué comme un enfant autour d'une chose que je ne soupçonnais pas... J'ai joué en rêve autour des pièges de la destinée... Qui est-ce qui m'a réveillé tout à coup? Je vais fuir en criant de joie et de douleur comme un aveugle qui fuirait l'incendie de sa maison... Je vais lui dire que je vais fuir... Mon père est hors de danger; et je n'ai plus de quoi me mentir à moi-même... Il est tard; elle ne vient pas... Je ferais mieux de m'en aller sans la revoir... D faut que je la regarde bien cette fois-ci... Il y a des choses que je ne me rappelle plus... on dirait, par moment, qu'il y a plus de cent ans que je ne l'ai revue... Et je n'ai pas encore regardé son regard... Il ne me reste rien si je m'en vais ainsi. Et tous ces souvenirs... c'est comme si j'emportais un peu d'eau dans un sac de mousseline... Il faut que je la voie une dernière fois, jusqu'au fond de son cœur... Il faut que je lui dise tout ce que je n'ai pas dit...
Entre Mélisande.
[429]
MÉLISANDE
Pelléas!
PELLÉAS
Mélisande ! -Est-ce toi, Mélisande ?
MÉLISANDE
Oui.
PELLÉAS
Viens ici : ne reste pas au bord du clair de lune. - Viens ici. Nous avons tant de choses à nous dire... Viens ici dans l'ombre du tilleul.
MÉLISANDE
Laissez-moi dans la clarté...
PELLÉAS
On pourrait nous voir des fenêtres de la tour. Viens ici ; ici, nous n'avons rien à craindre. -Prends garde; on pourrait nous voir...
MÉLISANDE
Je veux qu'on me voie...
PELLÉAS
Qu'as-tu donc? -Tu as pu sortir sans qu'on s'en soit aperçu?
MÉLISANDE
Oui; votre frère dormait...
PELLÉAS
II est tard. -Dans une heure on fermera les portes. Il faut prendre garde. Pourquoi es-tu venue si tard ?
MÉLISANDE
Votre frère avait un mauvais rêve. Et puis ma robe s'est accrochée aux clous de la porte. Voyez, elle est déchirée. J'ai perdu tout ce temps et j'ai couru...
[430]
PELLÉAS
Ma pauvre Mélisande [...J'aurais presque peur de te toucher... Tu es encore hors d'haleine comme un oiseau pourchassé... C'est pour moi, pour moi que tu fais tout cela?... J'entends battre ton cœur comme si c'était le mien... Viens ici... plus près, plus près de moi...
MÉLISANDE
Pourquoi riez-vous?
PELLÉAS
Je ne ris pas; -ou bien je ris de joie, sans le savoir... Il y aurait plutôt de quoi pleurer...
MÉLISANDE
Nous sommes venus ici il y a bien longtemps... Je me rappelle...
PELLÉAS
Oui... oui... Il y a de longs mois. -Alors, je ne savais pas... Sais-tu pourquoi je t'ai demandé de venir ce soir ?
MÉLISANDE
Non.
PELLÉAS
C'est peut-être la dernière fois que je te vois... Il faut que je m'en aille pour toujours...
MÉLISANDE
Pourquoi dis-tu toujours que tu t'en vas?...
PELLÉAS
Je dois te dire ce que tu sais déjà ? -Tu ne sais pas ce que je vais te dire?
MÉLISANDE
Mais non, mais non; je ne sais rien...
[431]
PELLÉAS
Tu ne sais pas pourquoi il faut que je m'éloigne... Il l'embrasse brusquement. Je t'aime...
MÉLISANDE,a voix basse
Je t'aime aussi...
PELLÉAS
Oh! Qu'as-tu dit, Mélisande!... Je ne l'ai presque pas entendu!... On a brisé la glace avec des fers rougis!... Tu dis cela d'une voix qui vient du bout du monde!... Je ne t'ai presque pas entendue... Tu m'aimes? -Tu m'aimes aussi?... Depuis quand m'aimes-tu?
MÉLISANDE
Depuis toujours... Depuis que je t'ai vu...
PELLÉAS
Oh! comme tu dis cela!... On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps!... je ne l'ai jamais entendue jusqu'ici... on dirait qu'il a plu sur mon cœur! Tu dis cela si franchement!... Comme un ange qu'on interroge!... Je ne puis pas le croire, Mélisande!... Pourquoi m'aimerais-tu? -Mais pourquoi m'aimes-tu? -Est-ce vrai ce que tu dis ? -Tu ne me trompes pas ? -Tu ne mens pas un peu, pour me faire sourire?...
MÉLISANDE
Non; je ne mens jamais ; je ne mens qu'à ton frère...
PELLÉAS
Oh! comme tu dis cela!... Ta voix! ta voix... Elle est plus fraîche et plus franche que l'eau!... On dirait de l'eau pure sur mes lèvres!... On dirait de l'eau pure sur mes mains... Donne-moi, donne-moi tes mains... Oh! tes mains sont petites!... Je ne savais pas que tu étais si belle!... Je n'avais jamais rien vu d'aussi beau, avant toi... J'étais inquiet, je cherchais partout dans la maison... je cherchais partout dans la campagne... Et je ne trouvais pas la beauté... Et maintenant je t'ai trouvée!... Je t'ai trouvée!... Je ne [432] crois pas qu'il y ait sur la terre une femme plus belle !... Où es-tu? -Je ne t'entends plus respirer...
MÉLISANDE
C'est que je te regarde...
PELLÉAS
Pourquoi me regardes-tu si gravement ? -Nous sommes déjà dans l'ombre. Il fait trop noir sous cet arbre. Viens dans la lumière. Nous ne pouvons pas voir combien nous sommes heureux. Viens, viens; il nous reste si peu de temps...
MÉLISANDE
Non, non; restons ici... Je suis plus près de toi dans l'obscurité...
PELLÉAS
Où sont tes yeux ? -Tu ne vas pas me fuir ? -Tu ne songes pas à moi en ce moment.
MÉLISANDE
Mais si, mais si, je ne songe qu'à toi...
PELLÉAS
Tu regardais ailleurs...
MÉLISANDE
Je te voyais ailleurs...
PELLÉAS
Tu es distraite... Qu'as-tu donc? -Tu ne me semblés pas heureuse...
MÉLISANDE
Si, si ; je suis heureuse, mais je suis triste...
PELLÉAS
On est triste, souvent, quand on s'aime...
[433]
MÉLISANDE
Je pleure toujours lorsque je songe à toi...
PELLÉAS
Moi aussi... moi aussi, Mélisande... Je suis tout près de toi; je pleure de joie et cependant... Il l'embrasse encore. -Tu es étrange quand je t'embrasse ainsi... Tu es si belle qu'on dirait que tu vas mourir...
MÉLISANDE
Toi aussi...
PELLÉAS
Voilà, voilà... Nous ne faisons pas ce que nous voulons... Je ne t'aimais pas la première fois que je t'ai vue...
MÉLISANDE
Moi non plus... J'avais peur...
PELLÉAS
Je ne pouvais pas regarder tes yeux... Je voulais m'en aller tout de suite... et puis...
MÉLISANDE
Moi, je ne voulais pas venir... Je ne sais pas encore pourquoi, j'avais peur de venir...
PELLÉAS
II y a tant de choses qu'on ne saura jamais... Nous attendons toujours; et puis... Quel est ce bruit? -On ferme les portes!...
MÉLISANDE
Oui, on a fermé les portes...
PELLÉAS
Nous ne pouvons plus rentrer! -Entends-tu les verrous! -Écoute ! écoute !... les grandes chaînes !... Il est trop tard, il est trop tard!...
[434]
MÉLISANDE
Tant mieux ! tant mieux ! tant mieux !
PELLÉAS
Tu?... Voilà, voilà!... Ce n'est plus nous qui le voulons!... Tout est perdu, tout est sauvé ! tout est sauvé ce soir ! - Viens ! viens... Mon cœur bat comme un fou jusqu'au fond de ma gorge... 7; l'enlace. Ecoute ! écoute ! mon cœur est sur le point de m'étrangler... Viens! Viens!... Ah! qu'il fait beau dans les ténèbres!...
MÉLISANDE
II y a quelqu'un derrière nous!...
PELLÉAS
Je ne vois personne...
MÉLISANDE
J'ai entendu du bruit...
PELLÉAS
Je n'entends que ton cœur dans l'obscurité...
MÉLISANDE
J'ai entendu craquer les feuilles mortes...
PELLÉAS
C'est le vent qui s'est tu tout à coup... Il est tombé pendant que nous nous embrassions...
MÉLISANDE
Comme nos ombres sont grandes ce soir!...
PELLÉAS
Elles s'enlacent jusqu'au fond du jardin... Oh ! qu'elles s'embrassent loin de nous!... Regarde! Regarde!...
MÉLISANDE, d'une voix étouffée
A-a-h ! -II est derrière un arbre !
[435]
PELLÉAS
Qui?
MÉLISANDE
Golaud !
PELLÉAS
Golaud? -où donc? -je ne vois rien...
MÉLISANDE
Là... au bout de nos ombres...
PELLÉAS
Oui, oui; je l'ai vu... Ne nous retournons pas brusquement...
MÉLISANDE
II a son épée...
PELLÉAS
Je n'ai pas la mienne...
MÉLISANDE
II a vu que nous nous embrassions...
PELLÉAS
II ne sait pas que nous l'avons vu... Ne bouge pas; ne tourne pas la tête... Il se précipiterait... Il restera là tant qu'il croira que nous ne savons pas... Il nous observe... Il est encore immobile... Va-t'en, va-t'en tout de suite par ici... Je l'attendrai... Je l'arrêterai...
MÉLISANDE
Non, non, non!...
PELLÉAS
Va-t'en! va-t'en! Il a tout vu!... Il nous tuera!...
MÉLISANDE
Tant mieux! tant mieux! tant mieux!...
[436]
PELLÉAS
II vient! il vient!... Ta bouche!... Ta bouche!...
MÉLISANDE
Oui!... oui!... oui!...
Ils s'embrassent êperdument.
PELLÉAS
Oh! oh! Toutes les étoiles tombent!...
MÉLISANDE
Sur moi aussi! sur moi aussi!...
PELLÉAS
Encore! Encore!... donne! donne!...
MÉLISANDE
Toute! toute! toute!...
Golaud se précipite sur eux l'épée à la main, et frappe Pelléas, qui tombe au bord de la fontaine. Mélisande fuit épouvantée.
MÉLISANDE,fuyant
Oh ! oh ! Je n'ai pas de courage l... Je n'ai pas de courage !...
Goulaud la poursuit à travers le bois, en silence.
[437]
Une salle basse dans le château
On découvre les servantes assemblées, tandis qu'au dehors des enfants jouent devant un des soupiraux de la salle.
UNE VIEILLE SERVANTE
Vous verrez, vous verrez, mes filles; ce sera pour ce soir. -On nous préviendra tout à l'heure...
UNE AUTRE SERVANTE
Ils ne savent plus ce qu'ils font...
TROISIÈME SERVANTE
Attendons ici...
QUATRIÈME SERVANTE
Nous saurons bien quand il faudra monter...
CINQUIÈME SERVANTE
Quand le moment sera venu, nous monterons de nous-mêmes...
SIXIÈME SERVANTE
On n'entend plus aucun bruit dans la maison...
SEPTIÈME SERVANTE
II faudrait faire taire les enfants qui jouent devant le soupirail.
HUITIÈME SERVANTE
Ils se tairont d'eux-mêmes tout à l'heure.
NEUVIÈME SERVANTE
Le moment n'est pas encore venu...
[439]
PREMIÈRE SERVANTE
Ils étaient devant la porte ?
LA VIEILLE SERVANTE
Ils étaient étendus tous les deux devant la porte!... Tout à fait comme des pauvres qui ont faim... Ils étaient serrés l'un contre l'autre comme des petits enfants qui ont peur... La petite princesse était presque morte, et le grand Golaud avait encore son épée dans le côté... Il y avait du sang sur le seuil...
DEUXIÈME SERVANTE
II faudrait faire taire les enfants... Ils crient de toutes leurs forces devant le soupirail...
TROISIÈME SERVANTE
On n'entend plus ce qu'on dit...
QUATRIÈME SERVANTE
II n'y a rien à faire; j'ai déjà essayé, ils ne veulent pas se taire...
PREMIÈRE SERVANTE
II paraît qu'il est presque guéri?
LA VIEILLE SERVANTE
Qui?
PREMIÈRE SERVANTE
Le grand Golaud.
TROISIÈME SERVANTE
Oui, oui ; on l'a conduit dans la chambre de sa femme. Je les ai rencontrés, tout à l'heure, dans le corridor. On le soutenait comme s'il était ivre. Il ne peut pas encore marcher seul.
LA VIEILLE SERVANTE
II n'a pas pu se tuer; il est trop grand. Mais elle n'est presque pas blessée et c'est elle qui va mourir... Comprenez-vous cela?
[440]
PREMIÈRE SERVANTE
Vous avez vu la blessure ?
LA VIEILLE SERVANTE
Comme je vous vois, ma fille. -J'ai tout vu, vous comprenez... Je l'ai vue avant tous les autres... Une toute petite blessure sous son petit sein gauche... Une petite blessure qui ne ferait pas mourir un pigeon. Est-ce que c'est naturel?
PREMIÈRE SERVANTE
Oui, oui ; il y a quelque chose là-dessous...
DEUXIÈME SERVANTE
Oui, mais elle est accouchée il y a trois jours...
LA VIEILLE SERVANTE
Justement!... Elle a accouché sur son lit de mort; est-ce que ce n'est pas un grand signe? -Et quel enfant! L'avez-vous vu? -Une toute petite fille qu'un pauvre ne voudrait pas mettre au monde... Une petite figure de cire qui est venue beaucoup trop tôt... Une petite figure de cire qui doit vivre dans de la laine d'agneau... oui, oui ; ce n'est pas le bonheur qui est entré dans la maison...
PREMIÈRE SERVANTE
Oui, oui ; c'est la main de Dieu qui a remué...
TROISIÈME SERVANTE
C'est comme le bon seigneur Pelléas... où est-il? -Personne ne le sait...
LA VIEILLE SERVANTE
Si, si; tout le monde le sait... Mais personne n'ose en parler... On ne parle pas de ceci... on ne parle pas de cela... on ne parle plus de rien... on ne dit plus la vérité... Mais moi, je sais qu'on l'a trouvé au fond de la fontaine des aveugles... mais personne, personne n'a pu le voir... Voilà, voilà, on ne saura tout cela qu'au dernier jour...
[441]
PREMIÈRE SERVANTE
Je n'ose plus dormir ici...
LA VIEILLE SERVANTE
Quand le malheur est dans la maison, on a beau se taire...
TROISIÈME SERVANTE
II vous trouve tout de même...
PREMIÈRE SERVANTE
Ils ont peur de nous maintenant...
DEUXIÈME SERVANTE
Ils se taisent tous...
TROISIÈME SERVANTE
Ils baissent les yeux dans les corridors.
QUATRIÈME SERVANTE
Ils ne parlent plus qu'à voix basse.
CINQUIÈME SERVANTE
On dirait qu'ils ont commis le crime tous ensemble...
SIXIÈME SERVANTE
On ne sait pas ce qu'ils ont fait...
SEPTIÈME SERVANTE
Que faut-il faire quand les maîtres ont peur?...
Un silence.
PREMIÈRE SERVANTE
Je n'entends plus crier les enfants.
DEUXIÈME SERVANTE
Ils se sont assis devant le soupirail.
[442]
TROISIÈME SERVANTE
Ils sont serrés les uns contre les autres.
LA VIEILLE SERVANTE
Je n'entends plus rien dans la maison...
PREMIÈRE SERVANTE
On n'entend plus même respirer les enfants...
LA VIEILLE SERVANTE
Venez, venez ; il est temps de monter...
Elles sortent toutes, en silence.
Un appartement dans le château
On découvre Arkël, Golaud et le médecin dans un coin de la chambre. Mélisande est étendue sur son lit.
LE MÉDECIN
Ce n'est pas de cette petite blessure qu'elle se meurt; un oiseau n'en serait pas mort... ce n'est donc pas vous qui l'avez tuée, mon bon seigneur ; ne vous désolez pas ainsi... Elle ne pouvait pas vivre... Elle est née sans raison... pour mourir; et elle meurt sans raison... Et puis, il n'est pas dit que nous ne la sauverons pas...
ARKÉL
Non, non ; il me semble que nous nous taisons trop, malgré nous, dans sa chambre... Ce n'est pas un bon signe... Regardez comme elle dort... lentement, lentement... on dirait que son âme a froid pour toujours...
GOLAUD
J'ai tué sans raison! Est-ce que ce n'est pas à faire pleurer les pierres!... Ils s'étaient embrassés comme des petits enfants... Ils [443] s'étaient simplement embrassés. Ils étaient frère et sœur... Et moi, moi tout de suite!... Je l'ai fait malgré moi, voyez-vous... Je l'ai fait malgré moi...
LE MÉDECIN
Attention ; je crois qu'elle s'éveille...
MÉLISANDE
Ouvrez la fenêtre... ouvrez la fenêtre...
ARKÉL
Veux-tu que j'ouvre celle-ci, Mélisande?
MÉLISANDE
Non, non; la grande fenêtre... c'est pour voir...
ARKÉL
Est-ce que l'air de la mer n'est pas trop froid ce soir?
LE MÉDECIN
Faites, faites...
MÉLISANDE
Merci... Est-ce le soleil qui se couche?
ARKÉL
Oui; c'est le soleil qui se couche sur la mer; il est tard. -Comment te trouves-tu, Mélisande ?
MÉLISANDE
Bien, bien. -Pourquoi demandez-vous cela ? Je n'ai jamais été mieux portante. - II me semble cependant que je sais quelque chose...
ARKÉL
Que dis-tu? -Je ne te comprends pas...
MÉLISANDE
Je ne comprends pas non plus tout ce que je dis, voyez-vous... Je [444] ne sais pas ce que je dis... Je ne sais pas ce que je sais... Je ne dis plus ce que je veux...
ARKÉL
Mais si, mais si... Je suis tout heureux de t'entendre parler ainsi; tu as eu un peu de délire ces jours-ci, et l'on ne te comprenait plus... Mais maintenant, tout cela est bien loin...
MÉLISANDE
Je ne sais pas... -Êtes-vous tout seul dans la chambre, grand-père?
ARKÉL
Non; il y a encore le médecin qui t'a guérie...
MÉLISANDE
Ah...
ARKÉL
Et puis il y a encore quelqu'un...
MÉLISANDE
Qui est-ce?
ARKÉL
C'est... il ne faut pas t'effrayer.,. Il ne te veut pas le moindre mal, sois-en sûre... Si tu as peur, il s'en ira... Il est très malheureux...
MÉLISANDE
Qui est-ce?
ARKÉL
C'est... c'est ton mari... c'est Golaud...
MÉLISANDE
Golaud est ici? Pourquoi ne vient-il pas près de moi?
GOLAUD, se traînant vers le lit
Mélisande... Mélisande...
[445]
MÉLISANDE
Est-ce vous, Golaud? Je ne vous reconnaissais presque plus... C'est que j'ai le soleil du soir dans les yeux... Pourquoi regardez-vous les murs? Vous avez maigri et vieilli... Y a-t-il longtemps que nous ne nous sommes vus?
GOLAUD, a Arkël et au médecin
Voulez-vous vous éloigner un instant, mes pauvres amis... Je laisserai la porte grande ouverte... Un instant seulement... Je voudrais lui dire quelque chose ; sans cela je ne pourrais pas mourir... Voulez-vous ? -Allez jusqu'au bout du corridor ; vous pouvez revenir tout de suite... Ne me refusez pas cela... Je suis un malheureux... Sortent Arkël et le médecin. -Mélisande, as-tu pitié de moi, comme j'ai pitié de toi?... Mélisande?... Me pardonnes-tu, Mélisande?...
MÉLISANDE
Oui, oui, je te pardonne... Que faut-il pardonner?
GOLAUD
Je t'ai fait tant de mal, Mélisande... Je ne puis pas te dire le mal que je t'ai fait... Mais je le vois, je le vois si clairement aujourd'hui... depuis le premier jour... Et tout ce que je ne savais pas jusqu'ici, me saute aux yeux ce soir... Et tout est de ma faute, tout ce qui est arrivé, tout ce qui va arriver... Si je pouvais le dire, tu verrais comme je le vois!... Je vois tout, je vois tout!... Mais je t'aimais tant!... Je t'aimais trop !... Mais maintenant, quelqu'un va mourir... C'est moi qui vais mourir... Et je voudrais savoir... Je voudrais te demander... Tu ne m'en voudras pas ?... Je voudrais... Il faut dire la vérité à quel-qu'un qui va mourir... Il faut qu'il sache la vérité, sans cela il ne pourrait pas dormir... Me jures-tu de dire la vérité?
MÉLISANDE
Oui.
GOLAUD
As-tu aimé Pelléas?
[446]
MÉLISANDE
Mais oui; je l'ai aimé. Où est-il?
GOLAUD
Tu ne me comprends pas ? -Tu ne veux pas me comprendre ? -II me semble... Il me semble... Il me semble... Eh bien, voici: je te demande si tu l'as aimé d'un amour défendu?... As-tu... avez-vous été coupables? Dis, dis, oui, oui, oui?...
MÉLISANDE
Non, non; nous n'avons pas été coupables. -Pourquoi demandez-vous cela?
GOLAUD
Mélisande!... dis-moi la vérité pour l'amour de Dieu!
MÉLISANDE
Pourquoi n'ai-je pas dit la vérité ?
GOLAUD
Ne mens plus ainsi, au moment de mourir !
MÉLISANDE
Qui est-ce qui va mourir? - Est-ce moi?
GOLAUD
Toi, toi ! et moi, moi aussi, après toi !... Et il nous faut la vérité... Il nous faut enfin la vérité, entends-tu!... Dis-moi tout! Dis-moi tout! Je te pardonne tout!...
MÉLISANDE
Pourquoi vais-je mourir? -Je ne le savais pas...
GOLAUD
Tu le sais maintenant !... Il est temps ! Il est temps !... Vite ! vite !... La vérité ! la vérité !...
[447]
MÉLISANDE
La vérité... la vérité...
GOLAUD
Où es-tu? -Mélisande ! -Où es-tu? -Ce n'est pas naturel ! Mélisande ! Où es-tu ? Où vas-tu ? Apercevant Arkël et le médecin à la porte de la chambre. -Oui, oui; vous pouvez rentrer... Je ne sais rien; c'est inutile... Il est trop tard; elle est déjà trop loin de nous-Je ne saurai jamais!... Je vais mourir ici comme un aveugle!...
ARKÉL
Qu'avez-vous fait? Vous allez la tuer...
GOLAUD
Je l'ai déjà tuée...
ARKÉL
Mélisande...
MÉLISANDE
Est-ce vous, grand-père ?
ARKÉL
Oui, ma fille... Que veux-tu que je fasse?
MÉLISANDE
Est-il vrai que l'hiver commence ?
ARKÉL
Pourquoi demandes-tu cela?
MÉLISANDE
Parce qu'il fait froid et qu'il n'y a plus de feuilles...
ARKÉL
Tu as froid? -Veux-tu qu'on ferme les fenêtres?
[448]
MÉLISANDE
Non, non... jusqu'à ce que le soleil soit au fond de la mer. -II descend lentement, alors c'est l'hiver qui commence?
ARKÉL
Oui. -Tu n'aimes pas l'hiver?
MÉLISANDE
Oh ! non. J'ai peur du froid -Ah ! J'ai peur des grands froids...
ARKÉL
Te sens-tu mieux?
MÉLISANDE
Oui, oui ; je n'ai plus toutes ces inquiétudes...
ARKÉL
Veux-tu voir ton enfant?
MÉLISANDE
Quel enfant?
ARKÉL
Ton enfant. -Tu es mère... Tu as mis au monde une petite fille...
MÉLISANDE
Où est-elle ?
ARKÉL
Ici...
MÉLISANDE
C'est étrange... je ne puis pas lever les bras pour la prendre...
ARKÉL
C'est que tu es encore très faible... Je la tiendrai moi-même; regarde...
[450]
LE MÉDECIN
C'est vers l'enfant sans doute. C'est la lutte de la mère contre la mort...
GOLAUD
En ce moment? -En ce moment? -II faut le dire, dites! dites!
LE MÉDECIN
Peut-être...
GOLAUD
Tout de suite?... Oh! oh! Il faut que je lui dise... -Mélisande! Mélisande !... Laissez-moi seul ! laissez-moi seul ! laissez-moi seul avec elle!...
ARKÉL
Non, non; n'approchez pas... Ne la troublez pas... Ne lui parlez plus... Vous ne savez pas ce que c'est que l'âme...
GOLAUD
Elle ferme les yeux...
ARKÉL
Attention... attention... Il faut parler à voix basse. -II ne faut plus l'inquiéter... L'âme humaine aime à s'en aller seule... Elle souffre si timidement... Mais la tristesse, Golaud... mais la tristesse de tout ce que l'on voit!... Oh! oh! oh!...
En ce moment, toutes les servantes tombent subitement à genoux au fond de la chambre.
ARKÉL,se tournant
Qu'y a-t-il?
LE MÉDECIN, s'approchant du lit et tâtant le corps
Elles ont raison...
Un long silence.
[451]
ARKÉL
Je n'ai rien vu. -Etes-vous sûr?...
LE MÉDECIN
Oui, oui.
ARKÉL
Je n'ai rien entendu... Si vite, si vite... Tout à coup... Elle s'en va sans rien dire...
GOLAUD, sanglotant
Oh! oh! oh!
AKKÉL
Ne restez pas ici, Golaud... Il lui faut le silence, maintenant...
Venez, venez... C'est terrible, mais ce n'est pas votre faute... C'était un petit être si tranquille, si timide et si silencieux... C'était un petit
être mystérieux, comme tout le monde... Elle est là, comme si elle
était la grande sœur de son enfant... Venez, venez... Mon Dieu!
Mon Dieu!... Je n'y comprendrai rien non plus... Ne restons pas ici. -Venez; il ne faut pas que l'enfant reste dans cette chambre...
D faut qu'il vive, maintenant, à sa place... C'est au tour de la pauvre petite...
Ils sortent en silence.
[438]
Entre une vieille servante.
LA VIEILLE SERVANTE
Personne ne peut plus entrer dans la chambre. J'ai écouté plus d'une heure... On entendrait marcher les mouches sur les portes... Je n'ai rien entendu...
PREMIÈRE SERVANTE
Est-ce qu'on l'a laissée seule dans sa chambre?
LA VIEILLE SERVANTE
Non, non ; je crois que la chambre est pleine de monde.
PREMIÈRE SERVANTE
On viendra, on viendra, tout à l'heure...
LA VIEILLE SERVANTE
Mon Dieu! Mon Dieu! Ce n'est pas le bonheur qui est entré dans la maison... On ne peut pas parler, mais si je pouvais dire ce que je sais...
DEUXIÈME SERVANTE
C'est vous qui les avez trouvés devant la porte?
LA VIEILLE SERVANTE
Mais oui, mais oui; c'est moi qui les ai trouvés. Le portier dit que c'est lui qui les a vus le premier; mais c'est moi qui l'ai réveillé, II dormait sur le ventre et ne voulait pas se lever. -Et maintenant il vient dire: C'est moi qui les ai vus le premier. Est-ce que c'est juste? -Voyez-vous, je m'étais brûlée en allumant une lampe pour descendre à la cave. -Qu'est-ce que j'allais donc faire à la cave? -Je ne peux plus me rappeler. -Enfin, je me lève à cinq heures ; il ne faisait pas encore très clair ; je me dis, je vais traverser la cour, et puis, je vais ouvrir la porte. Bien ; je descends l'escalier sur la pointe des pieds et j'ouvre la porte comme si c'était une porte ordinaire... Mon Dieu ! Mon Dieu ! Qu'est-ce que je vois ! Devinez un peu ce que je vois!...